Le peuple invisible des lacs au service de la planète
Dans l’eau des lacs se trouve une communauté de micro-organismes, un monde caché, méconnu et pourtant essentiel à la vie : c’est le microbiome lacustre. Cet écosystème complexe, très sensible aux activités humaines est scruté de près par l’équipe de scientifiques pilotée par Dirk Schmeller à l’École nationale supérieure agronomique de Toulouse (Toulouse INP –ENSAT).
Par Carina Louart, journaliste scientifique.
Premier maillon de la chaine alimentaire, acteur essentiel de la biodiversité mais aussi de la régulation climatique. Alors que le vaste monde de l’infiniment petit joue un rôle vital sur Terre, son fonctionnement reste largement méconnu. En juin 2020, des spécialistes du monde entier publiaient une définition précise du microbiome : une communauté de micro-organismes évoluant au sein d’un habitat bien défini. Pour l’équipe de Dirk Schmeller, étudier le microbiome des lacs pyrénéens ne se résume donc pas à une simple partie de « pêche aux microbes », les propriétés physico-chimiques de l’eau (température, acidité, concentration d’oxygène…), la présence de nutriments, de polluants sont tout autant observés de près.
« Le microbiome est comme un tout. Notre travail dépasse la simple description des micro-organismes présents dans les lacs. Il s’agit de comprendre comment ils interagissent entre eux et avec leur environnement »
précise Dirk Schmeller, enseignant-chercheur Toulouse INP et titulaire de la chaire Axa Écologie fonctionnelle des montagnes.
La tâche s’avère colossale car non seulement chaque lac possède son propre microbiome, mais ce dernier rassemble plusieurs communautés de micro-organismes distinctes. Il y a celle qui réside dans l’eau, celles qui se trouvent à la surface, au fond des lacs (cailloux, rochers) sous forme de biofilms, évoluant dans une sorte de gel et enfin celle qui est présente sur la peau des animaux aquatiques, comme les amphibiens ou des poissons.
« Toute la question est de savoir comment toutes ces communautés sont imbriquées. Tant que nous ignorons leur fonctionnement, on ne pourra pas comprendre comment les lacs réagissent aux nombreuses menaces qui pèsent sur eux, comme les pollutions diverses, les pathogènes ou l’augmentation des températures »
ajoute le chercheur.
Des êtres invisibles, nombreux et divers
Depuis quelques années, les méthodes génétiques ont permis d’identifier des micro-organismes aquatiques. Près de 29 000 espèces et sous-espèces ont ainsi été inventoriées par l’équipe du professeur Dirk Schmeller dans une trentaine de lacs d’altitude (au-dessus de 1400 m) d’Ariège (étang de Lers et Estagnon), des Hautes-Pyrénées (Néouvielle, Cauterets) et des Pyrénées-Atlantiques (cirque de Lescun).
Qui sont ces micro-organismes ? Une communauté hétéroclite composée d’êtres de taille nano à millimétrique rassemblant des bactéries, des virus, des champignons, des protozoaires, des microalgues, mais aussi des petits animaux comme les rotifères et les crustacés.
« Le microbiome regroupe une bonne partie du plancton unicellulaire qu’il soit végétal : le phytoplancton ou animal : le zooplancton »
résume Adeline Loyau, chercheuse à l'Institut Leibniz de l'Écologie d'eau Douce (IGB) et chercheuse associée au Laboratoire Écologie fonctionnelle et environnement.
Soit probablement des milliards de micro-organismes par litre d’eau tapis dans l’ombre et formant une communauté aussi complexe que fragile.
« En montagne, les écosystèmes sont plus simples qu’en plaine. Ils fonctionnent avec moins d’espèces, ce qui les rendent de facto plus vulnérables aux changements environnementaux »
précise Hugo Sentenac, vétérinaire et doctorant Toulouse INP au Laboratoire Écologie fonctionnelle et environnement.
Des populations au service du bien commun
Si les fonctions du microbiome demeurent largement méconnues, certaines sont bien identifiées. Il occupe en effet un rôle fondamental dans la chaîne alimentaire puisqu’il en est le premier maillon.
« C’est de lui que dépend le bon fonctionnement des écosystèmes d’eau douce de montagne qui approvisionnent en eau et en nourriture, via l’agriculture notamment, une bonne partie de l’humanité »
soulignent les chercheurs.
Ces micro-organismes ne se contentent pas d’assurer nos besoins alimentaires. Ils occupent une place centrale dans la grande machine climatique. Grâce à la photosynthèse et à l’instar des forêts sur Terre, une partie du microbiome : le phytoplancton des lacs (microalgues et cyanobactéries) capte le dioxyde de carbone pour produire de l’oxygène relâché ensuite dans l’atmosphère. Il joue donc un rôle de régulateur du climat. La moitié de l’oxygène que nous respirons chaque jour provient ainsi du plancton lacustre et océanique. L’observer et suivre de près son état de santé constituent donc un enjeu crucial pour notre avenir !
Alimentation, climat, du haut de leurs millionièmes de millimètres, ces microbes donnent beaucoup de leur personne pour le bien de l’espèce humaine. Et ce n’est pas tout : ils occupent une variété de fonctions qui les rendent essentiels dans tous les processus de transformation de la matière organique et des nutriments, ou de décomposition. Ce sont eux qui se chargent de dégrader aussi bien les déchets organiques que les polluants et qui jouent le rôle de rempart face aux pressions externes, tels que les parasites exogènes susceptibles de nuire à la santé de la faune et de la flore des lacs.
Un champignon tueur, comme modèle d’étude
« Les écosystèmes sont constamment soumis à des pressions externes locales ou globales qui tendent à les déstabiliser, explique Hugo Sentenac. Leur structure et leur productivité leur permettent de s’adapter à toutes ces modifications et de conserver une certaine résilience. Ce sont précisément toutes ces communautés de micro-organismes qui conditionnent en partie cette résilience. Mesurer la biodiversité des microbiomes nous permet d’avoir une bonne indication de leur état de santé et de leur capacité d’adaptation ».
Parmi les micro-organismes présents dans ce microbiome, l’équipe de Dirk Schmeller s’est concentrée sur le Batrachochytrium dendrobatidis, un champignon parasite de la famille des chytrides, responsable d’une maladie létale pour les amphibiens. Découvert dans les années 1980, il est originaire d’Asie et s’est propagé dans le monde entier par le biais du commerce d’amphibiens. Et c’est en 2003 que les premiers cas avérés de chytridiomycose ont été recensés dans les Pyrénées.
« Ce champignon microscopique prolifère sur la peau des amphibiens et peut se déplacer dans l’eau, sous forme de spores capables de nager pour trouver un nouvel individu à infester. Il se nourrit de kératine et se retrouve donc sur l’épiderme des adultes et le bec corné des têtards »
précise Adeline Loyau.
Une fois accroché à la peau de sa victime, il va altérer ses fonctions respiratoires et provoquer des crises cardiaques. Les prélèvements d’échantillons dans les eaux des lacs et sur les amphibiens, effectués depuis plusieurs années par le laboratoire Écologie fonctionnelle et environnement, montrent l’étendue de l’épidémie : le champignon a déjà décimé bon nombre d’amphibiens, à commencer par l’emblématique crapaud accoucheur. « Le Néouvielle ou la vallée d’Aspe sont déjà infectés, avec des taux de 95% dans certains lacs et certaines autres espèces comme les grenouilles rousses et les salamandres tachetées sont également touchées. Ce sont les populations des lacs d’altitude qui sont les plus infectées, car ce pathogène se plait davantage lorsque le milieu est humide et les températures pas trop élevées », ajoute Adeline Loyau.
Le plancton, à la rescousse
En 2018, une étude à laquelle le laboratoire Écologie fonctionnelle et environnement a participé, révélait que le Chytride avait éliminé à lui-seul plus d'espèces que n’importe quel autre pathogène. On estime qu’il est responsable de la disparition de 90 espèces d’amphibiens dans le monde et du déclin de 501 espèces, dont 124 ont perdu 90% de leur effectif.
« On assiste à une véritable pandémie et c’est en montagne que l’infection est la plus virulente, des zones souvent très touristiques où les gens en se promenant sur les sentiers peuvent propager l’infection sans le savoir »
note Dirk Schmeller.
Comment freiner l’hécatombe ? En étudiant la façon dont cette spore se propage dans l’eau et s’accroche aux amphibiens et en observant les interactions entre le champignon tueur, le microbiome cutané des amphibiens et l’environnement. « Toute la question est de savoir comment empêcher la propagation du pathogène : existe-il des facteurs environnementaux propices à l’infection comme la pollution, l’augmentation des températures particulièrement importante en montagne, la détérioration du microbiome lacustre ? », souligne Dirk Schmeller. En 2014, une étude publiée par son équipe révélait que le taux de mortalité des amphibiens était plus faible lorsque ces derniers évoluaient dans des habitats riches en plancton. L’étude montre que la diversité du microbiome lacustre a un effet protecteur en rendant les crapauds plus résistants aux agents pathogènes.
« De manière générale, tout ce qui vient perturber l’écosystème va induire un stress chez les espèces hôtes et diminuer leur résistance aux infections, mais aussi fragiliser les microbiomes et par conséquent, favoriser la propagation du pathogène »
confirme Hugo Sentenac.
Une culture du champignon pathogène Batrachochytrium dendrobatitis. Les petits points mobiles sont les zoospores infectieuses et les plus grandes structures sont les zoosporanges. © Dirk Schmeller.
Les lacs sentinelles des changements
Tout changement des conditions physico-chimiques de l’eau - présence de polluants apportés par le vent, le ruissellement des nutriments (azote, phosphore) - va en effet provoquer des modifications dans la composition du microbiome, avec des effets en cascade sur les espèces situées plus haut dans les chaines alimentaires. Une augmentation des températures des eaux de surface par exemple, favorise la prolifération du phytoplancton et de certaines algues toxiques et dangereuses pour les animaux et les humains ; l’empoissonnement des lacs de haute montagne concurrence d’autres populations lacustres, comme les amphibiens et réduit la biodiversité. L’accroissement des troupeaux aux abords des lacs a des effets tout aussi délétères : l’apport en nutriments contribue à la prolifération des algues et asphyxie la vie aquatique.
« C'est l'eutrophisation, un phénomène qui menace de nombreux lacs de montagne et qui semble s’accentuer avec le réchauffement climatique. Tous ces changements affectent le milieu lacustre. À ce titre, les lacs de haute montagne constituent de « super-capteurs » des activités humaines et du changement climatique, des sentinelles des changements globaux. Mieux les connaitre permettrait de prédire leur réponse et surtout d’en limiter les impacts avant qu’il ne soit trop tard… »
alerte Dirk Schmeller.
Laboratoire Écologie fonctionnelle et environnement - CNRS, Université Toulouse III - Paul Sabatier, Toulouse INP.