Normaliser la parole : quand la linguistique vient au secours des entreprises

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Normaliser la parole : quand la linguistique vient au secours des entreprises

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Action – réaction : et si la linguistique venait épauler les organisations en limitant les risques liés à une mauvaise compréhension des échanges dans un cadre professionnel ? C’est dans cette optique très pragmatique, et devrait-on dire d’utilité sociale, que s’inscrit la recherche d’Anne Condamines.

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Par Alexandra Guyard, de l'équipe Exploreur.

 

Dans le (petit) monde des linguistes, les recherches d’Anne Condamines surprennent.  Et pour cause, leur aspect applicatif se démarque de la linguistique théorique qui s’est longtemps désintéressée des aspects pratiques de la langue, comme la langue au travail, et ce pour des raisons essentiellement idéologiques. « Selon la doxa dominante, la science ne pouvait pas prendre en compte les besoins de l’entreprise et donc risquer de rentrer dans une logique marchande. Contrairement aux ergonomes qui eux se sont impliqués dans les entreprises dès la fin de la seconde guerre mondiale », explique-t-elle.

« Les grandes figures de la linguistique, Ferdinand Saussure et Noam Chamsky se sont désintéressés des situations de communication réelle. »

précise Anne Condamines, chercheuse CNRS au laboratoire Cognition, langues, langage, ergonomie (CLLE)

Ce n’est qu’il y a une trentaine d’années que s’est développée la linguistique appliquée, avec l’essor d’internet et la possibilité d’accéder à des productions réelles et en grand nombre.

Pour Anne Condamines, l’accélération viendra d’un post-doctorat réalisé à Matra Marconi Space (aujourd'hui Airbus defense and space) en 1992-1993, où la chercheuse se heurte à une méconnaissance de la linguistique. Elle travaille d’abord sur le lexique, la terminologie dans le cadre d’un projet européen d’aide à la traduction, découvre le monde de l’entreprise et ses réalités, mais aussi ses codes et son langage. Son implication se voit récompensée en 1994 avec l’obtention du prix ANVIE/CNRS de valorisation de la recherche en sciences humaines dans les entreprises. Elle est recrutée au CNRS en 1993 comme chargée de recherche avec un projet visant à comprendre les liens entre discours et connaissances spécialisées.

« Après le lexique, je me suis intéressée au discours et, en particulier, à la façon dont la linguistique pouvait proposer des solutions pour améliorer les communications professionnelles. Car la langue n’est pas toujours un bon moyen pour communiquer une information. D’ailleurs, certains linguistes disent que la compréhension est le cas rare de la communication, du moins dans la conversation quotidienne. »

 

Recherche linguistes désespérément

La bonne transmission de l’information n’est donc pas certaine lors de l’usage de la langue « naturelle ». C’est ce qu’Anne Condamines appelle le risque langagier, soit le hiatus entre ce que le locuteur pense avoir transmis à son interlocuteur et ce qu’a effectivement compris ce dernier. Dans certaines situations professionnelles, ce décalage peut avoir des conséquences graves. Par exemple lorsque la communication entre aiguilleurs du ciel et pilotes se fait mal. Entre 1976 et 2000, on dénombrerait, selon une étude, plus de 1000 morts du fait de problèmes de communication entre les pilotes et les tours de contrôle.

La chercheuse est donc sollicitée par le secteur de l’aéronautique et du spatial tout particulièrement. « Mais on pourrait imaginer aussi que nous puissions intervenir auprès d’autres secteurs professionnels comme les hôpitaux ou les banques. Au-delà de la préservation des vies humaines, on pourrait aussi permettre aux organisations de limiter le risque juridique ou financier en réduisant le nombre de procès notamment. »

Comme l’ergonomie avant elle, ce nouveau pan de la recherche en linguistique, la « linguistique ergonomique », progresse en lien avec les besoins des organisations. Grâce à ce type de recherche, ces deux univers, la linguistique et l’entreprise trouvent un point de rencontre. Car alors que l’ergonomie a depuis longtemps rencontré le monde de l’entreprise, la linguistique n’est que peu sollicitée voire inconnue des entreprises.

Et c’est là qu’intervient la langue contrôlée, une des clés des recherches de la chercheuse toulousaine.

 

La langue contrôlée pour optimiser la communication

« En tant que linguistes, nous pouvons être amenés à faire des recommandations sur la façon de transmettre les informations ». Mais qu’est-ce qu’une langue contrôlée ? Anne Condamines la définit comme une série de recommandations de rédaction ou de communication orale, afin d’éviter la polysémie ou les incompréhensions langagières, dans un contexte professionnel, où les travailleurs ont un objectif commun.

Et de citer à titre d’exemple les nominalisations : « Dans les avions, par exemple, on utilise ouverture des portes, ce qui veut dire ouvrez les portes, soit un impératif. Ce qui n’est peut-être pas le meilleur choix possible car cela pourrait être compris comme les portes sont en train de s’ouvrir. » Autre exemple, dans des documents de spécification de satellite : le chef de projet est responsable de la documentation. On peut comprendre soit que le chef de projet est responsable de la rédaction de la documentation, soit qu’il est responsable de la gestion de la documentation une fois qu’elle est rédigée. Si elles ne sont pas repérées, ces différentes interprétations peuvent entraîner un hiatus entre ce qui a été demandé lors de la signature d’un contrat et ce qui a été obtenu, ce qui peut entraîner un procès entre les deux parties. »

Dans sa collaboration avec le monde de l’entreprise, Anne Condamines s’appuie sur l’idée d’utilisabilité. Il ne s’agit pas d’imposer des normes qui ne seront pas utilisées du fait d’un trop grand décalage avec les échanges spontanés, déconnectées des usages, ou incompréhensibles, au risque d’être contre-productives. La langue contrôlée doit s’élaborer à partir de données attestées. Les linguistes combinent ainsi analyse outillée d’échanges réels et connaissance du fonctionnement de la langue. En retour, ces études leur permettent de mieux comprendre comment fonctionne le sens dans un contexte professionnel.

Les langues contrôlées ont existé bien avant que les linguistes se rapprochent des entreprises. La première y fut créée au début des années 1970, de façon empirique, par des experts du domaine du groupe industriel américain Caterpillar. Ce n’est que récemment que les linguistes se sont intéressés à ces aspects. Si la création d’une langue contrôlée ne suppose pas toujours l’intervention des linguistes, ces derniers peuvent apporter une vraie méthodologie, en décortiquant la langue utilisée notamment par le biais d’une analyse fine des occurrences. Une analyse qui leur permet ensuite de construire des alternatives possibles avant de les tester auprès des utilisateurs.

 

Langue contrôlée, pas un remède miracle !

Pour autant, cette belle mécanique bien huilée n’est pas infaillible. Et pour cause, des aspects psychologiques ou le stress, la différence de langue maternelle entre deux locuteurs peuvent venir gripper cet ensemble. Pour illustrer certaines difficultés, Anne Condamines cite également les relations entre commandants de bord et contrôleurs aériens, deux professions qui certes concourent à un objectif commun, mais ont aussi leurs propres intérêts. Ainsi, les pilotes, qui sont employés par des entreprises ayant des objectifs de rentabilité, rechignent à augmenter les temps de vol.

La langue contrôlée n’est pas la panacée, elle peut aider à clarifier les échanges mais elle ne supprime pas totalement le risque. Car la langue spontanée peut venir la parasiter ou la faire dériver. Une étude des communications entre pilotes et contrôleurs aériens a démontré que ceux dont la langue maternelle est l’anglais avaient beaucoup plus tendance à s’éloigner de la langue contrôlée, elle-même dérivée de l’anglais. Des glissements peuvent donc survenir.

« Je ne prétends pas proposer un modèle universel. On ne peut contrôler que les échanges qui apparaissent en situation régulière, mais ni le stress, ni l’imprévu. Nous pouvons en tout cas limiter les erreurs de compréhension inhérents à la langue naturelle. Mais l’Homme n’est pas une machine »

conclut Anne Condamines.

 

CLLE :  Laboratoire Cognition, Langues, Langage, Ergonomie (Université Toulouse - Jean Jaurès, Université Bordeaux Montaigne, CNRS, UMR 5263).