Discriminations : les mots qui en disent long

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Cultures・Sociétés

Discriminations : les mots qui en disent long

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Comment décrivons-nous les comportements des autres ? Les mots et les formulations que nous utilisons ne sont pas neutres, ils en disent long sur nos jugements à leur égard. C’est l’objet de recherche d’Annette Burguet, enseignante-chercheuse en psychologie sociale du langage qui décrypte nos choix langagiers à l’égard des minorités. Explications.

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Propos recueillis par Carina Louart, journaliste.

 

Vos recherches portent sur les attitudes implicites et explicites à l’égard des minorités. Qu’entendez-vous par attitude ?  

Annette Burguet : En psychologie sociale, le concept d’attitude diffère de son acception dans le langage courant. Il peut être défini comme une disposition à évaluer favorablement ou défavorablement un objet ou une classe d’objets. Le langage, le choix des mots utilisés constituent des indicateurs pertinents pour évaluer l’attitude positive ou négative du locuteur à l’égard des autres. Concernant les migrants par exemple, dire « les migrants menacent la sécurité du pays »  plutôt que « les migrants sont menaçants pour la sécurité du pays » ne traduit pas le même positionnement. Ces différences sémantiques sont importantes car elles expriment un sentiment général : négatif ou positif qui oriente les comportements et/ou les actions.

 

Certains mots ou formulations joueraient comme des marqueurs de nos jugements à l’égard d’autrui. Comment les évaluez-vous ?

AB : Nous nous appuyons sur la théorie des biais linguistiques intergroupes. Ces derniers nous permettent de mesurer le niveau d’abstraction utilisé dans le langage pour décrire les comportements d’autrui. Cette théorie établit une classification des termes interpersonnels basée sur quatre catégories linguistiques allant de la plus concrète à la plus abstraite.  Les termes concrets regroupent les verbes d’action descriptifs et interprétatifs, les termes abstraits : les verbes d’état et les adjectifs. Ainsi, plus on emploie un terme abstrait positif ou négatif pour qualifier une personne ou un groupe, plus on le valorise ou le dévalorise. Par exemple, lorsque je dis : « mon fils travaille peu à l’école » ou « cet homme a frappé son ami », j’utilise un verbe d’action, c’est concret. Cependant si je dis « mon fils est fainéant » ou « cet homme est violent », c’est abstrait, c’est plus accablant, ça essentialise. Cela induit l’idée que mon fils est par nature fainéant, et que cet homme est violent et que dans l’avenir, ils le seront encore. Les comportements décrits de manière abstraite sont perçus comme plus stables et plus caractéristiques de la personne ou du groupe. 

 

Avons-nous tendance à utiliser plus d’adjectifs ou de verbes d’état pour juger les comportements des autres groupes ?

AB : Le niveau d’abstraction langagière est une porte d’entrée implicite pour évaluer les préjugés. La théorie du biais linguistique intergroupe postule que nous décrivons les comportements négatifs des autres groupes de manière plus abstraite, en utilisant davantage d’adjectifs que nous le faisons pour notre propre groupe. À l’inverse, lorsqu’il s’agit de décrire des comportements positifs des autres groupes, nous les exprimons souvent de manière plus concrète, via des verbes d’action, laissant penser que c’est ponctuel et non généralisable. Ce qui n’est pas le cas pour ceux de notre groupe que nous décrivons plutôt en termes abstraits. Ce biais linguistique rejoint la théorie de l’identité sociale selon laquelle on cherche toujours à valoriser son identité ou son groupe au détriment des autres groupes. Le langage est un outil mis au service de ce fonctionnement cognitif.  

 

Avez-vous observé ce type de biais linguistiques lors de vos recherches ?

AB : L’étude réalisée lors de la Coupe du monde de 2006 à partir des titres de journaux a confirmé ces biais. Les actions positives des joueurs français comme les victoires, étaient plutôt exprimées de façon abstraite : par exemple : « La France a été impériale lors de la victoire face au Brésil », alors que les actions négatives l’étaient le plus souvent de façon concrète : « La France échoue aux tirs au but ». A l’inverse, lorsqu’il s’agissait de décrire les victoires des équipes adverses, le concret était préféré : « L’Italie bat la France aux tirs aux but » et les défaites de manière abstraite : « le Brésil, mort et atterré ». Ce favoritisme pour le groupe auquel on appartient a également été observé en analysant les titres de presse des journaux étrangers. L’utilisation de ces biais linguistiques intergroupes est très fréquente dans les médias, notamment sportifs car ils mettent en scène des groupes rivaux. Les études montrent qu’ils ont un réel pouvoir d’influence sur les récepteurs.   

 

Sont-ils exprimés de manière volontaire ?

AB : Non. Contrairement aux attitudes explicites qui relèvent de processus mentaux contrôlés et qui sont exprimées de manière réfléchie, les biais linguistiques intergroupes fonctionnent de façon implicite et reposent sur des processus automatiques, non conscients qui échappent au contrôle de la pensée.

 

Vous venez de réaliser une étude sur les attitudes explicites et implicites à l’égard des migrants, concrètement, comment les mesurez-vous ?

AB : Concernant l’explicite, nous avons utilisé la méthode utilisée dans l’enquête européenne sur les attitudes et les comportements des populations, notamment à l’égard de l’immigration, en remplaçant « immigrés »  par « migrants ». Elle repose sur une liste d’items positifs et négatifs auxquels les participants doivent répondre sur une échelle de 0 à 9, correspondant à « pas du tout d’accord » jusqu’à « tout à fait d’accord ». Concernant la mesure des attitudes implicites, nous avons employé la méthode des biais linguistiques intergroupes qui consiste à proposer une liste d’items positifs et négatifs contenant des formulations tantôt abstraites, tantôt concrètes. Plus le participant est d’accord avec des items négatifs abstraits, plus il exprimera implicitement ses préjugés et son hostilité envers les migrants. A l’inverse, plus il est d’accord avec des items positifs abstraits, plus il indique un moindre niveau de préjugés à leur égard.

Les travaux montrent que les réponses obtenues via ces deux outils de mesure ne sont pas toujours corrélées. C’est le cas notamment dans l’étude réalisée sur les migrants.

 

Cela signifie que les résultats de l’Enquête sociale européenne montrant une relative amélioration de l’acceptation du public à l’égard des immigrés ne sont pas totalement fiables ?

AB : Cette enquête menée tous les deux ans dans plusieurs pays s’appuie effectivement sur le déclaratif, via des entretiens réalisés en tête à tête, c’est-à-dire sur des réponses contrôlées aux questions posées. Or, nous savons que sur les thématiques qui touchent au racisme ou aux discriminations, les personnes interrogées ont tendance à privilégier les réponses socialement acceptables au détriment de l’expression sincère des attitudes personnelles. En psychologie sociale, on parle de biais de désirabilité sociale. C’est la raison pour laquelle il est souvent délicat de prédire le comportement effectivement adopté par les répondants en termes d’accueil des réfugiés par exemple sur la base des résultats de ces enquêtes.

 

D’où l’intérêt d’utiliser des outils de mesure des attitudes implicites pour contourner ce biais…

AB : Oui, on sait par exemple que le niveau d’éducation joue un rôle important : plusieurs études ont montré que les participants ayant un haut niveau d’éducation déclarent de manière explicite être plus favorables aux immigrés que ceux qui ont un faible niveau d’éducation. Cela ne signifie pas qu’ils sont forcément plus tolérants mais plutôt qu’ils sont sensibles à la désirabilité sociale, c’est-à-dire à l’image qu’ils souhaitent renvoyer.

 

L’orientation politique joue- t- elle également un rôle dans les attitudes envers les migrants ?

AB : L’étude sur les migrants montre que les participants de gauche ont des attitudes explicites plus favorables à l’égard des migrants que ceux de droite, mais cela est moins vrai au niveau implicite. Alors qu’il existe davantage de corrélation entre les attitudes implicites et explicites chez les personnes de droite, il n’y en a pas ou peu chez les participants de gauche qui se montrent beaucoup moins favorables aux migrants lorsque leurs attitudes sont mesurées implicitement. Cela indique qu’il est probablement moins acceptable pour cette population d’exprimer ouvertement un préjudice envers les migrants, ils auront alors tendance à vouloir davantage contrôler leurs préjugés négatifs que les personnes de droite.

 

En dehors de ces marqueurs langagiers, existe-il d’autres méthodes pour mesurer les attitudes implicites ?

AB : La méthode la plus classique est celle des tests d’associations implicites (TAI) développée par l’Université d’Harvard. Cet outil mesure la force d’association de concepts (par exemple : noir, homosexuel) et des évaluations (bon, mauvais) ou des stéréotypes (sportif, maladroit). L’idée principale étant que les temps de réaction seront réduits lorsque les participants se retrouvent face à des mots cibles qu’ils associent facilement entre eux. Le résultat du test est un score qui permet d’indiquer le niveau de préjugé envers la cible. Ces tests sont aujourd’hui très utilisés notamment dans le domaine des préjugés raciaux. Ils ont leurs limites mais permettent de contourner le biais de désirabilité sociale.

 

Vous débutez une recherche sur les attitudes implicites et explicites à l’égard des Maghrébins avec une équipe parisienne. En quoi consiste-elle ?

AB : Il s’agit d’une recherche expérimentale menée avec deux collègues : Brigitte Bardin et Sophie Henry du Laboratoire parisien de psychologie sociale de l’Université Paris 8. Elle vise précisément à évaluer la validité convergente entre la méthode des biais linguistiques et celle d’un test d’association implicite (le SC-IAT-P) conçu par l’une des collaboratrices de l’étude.  L’objectif est aussi de vérifier l’effet modérateur du niveau d’éducation et de l’orientation politique sur les attitudes à l’égard des Maghrébins. Nous avons déjà interrogé une vingtaine d’étudiants et nous misons sur une centaine de participants, mais le confinement a malheureusement beaucoup retardé le recueil des données…  

 

Références bibliographiques

  • Burguet, Annette. « L'abstraction langagière dans le récit d'un fait divers : des circonstances accablantes pour l'accusé », Revue internationale de psychologie sociale, vol. 24, no. 4, 2011, pp. 23-44. 
  • Burguet A., Girard F, 2008. La coupe du monde de football 2006. Analyse de la production des biais linguistiques intergroupes, Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, p. 85-95
  • Bardin, B., Perrissol, S., Py, J., Launay, C, & Escoubès, F (2014). The personalized SC-IAT: A possible way of reducing the influence of societal views on assessments of implicit attitude toward smoking. Psychological Reports, 115(1), 13-25, doi : 10.2466/18.07.PR0.115c10z8
  • Burguet A., 2020.  Self-presentation and language abstraction in recruitment context, Psychology of Language and Communication, 24(1), p. 80-89.
  • Verkampf F., Burguet A. & Bardin B., « La crise migratoire sous le spectre de la menace terroriste : Influence des discours médiatiques et politiques sur les préjugés des français envers les réfugiés », journée d’études sur la radicalisation, Université de Toulouse Jean Jaurès, avril 2017.

 

LERASS : Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales. Université Paul Sabatier – Toulouse III, Université Toulouse – Jean Jaures, Université Montpellier – Paul Valery.