Tic-tac cérébral : comment fonctionne notre horloge interne ?
Il est des situations où le temps semble filer, d’autres, où il parait interminable. Comment expliquer ces distorsions ? À partir de quel âge sommes-nous capables d’estimer les durées ? Quels sont les facteurs qui influencent notre perception du temps ? C’est l’objet d’étude des psychologues du temps.
Par Carina Louart, journaliste scientifique.
Le temps fait partie intégrante de notre vie quotidienne. Quoi que nous fassions : travailler, conduire, faire la cuisine, nous reposer, faire du sport ou converser, il est omniprésent, il nous accompagne et rythme nos activités. Le temps est un sujet complexe et difficile à définir. Pour les physiciens par exemple, le temps est celui de l’univers, c’est celui des horloges, il se mesure, c’est le temps dit « objectif ». Pour les psychologues, il en va tout autrement : le temps est celui qui est perçu par notre cerveau, en relation étroite avec ce que nous vivons, on parle alors de « temps subjectif ».
« Ce qui nous intéresse, c’est de comprendre comment le temps est vécu et représenté par l’individu, ce qui est impliqué dans sa perception et ce qui va modifier cette perception »,
précise Anne-Claire Rattat, enseignante-chercheuse en psychologie à l’Institut National Universitaire Champollion (campus d’Albi), au Laboratoire Sciences de la cognition, technologie, ergonomie (SCOTE).
Alors que la perception d’un son, d’une image, d’une odeur, ou d’un goût met en jeu des récepteurs sensoriels spécialisés, il n’existe aucun récepteur spécifique pour mesurer le temps. Pourtant, notre cerveau est une véritable machine à traiter le temps. Les expériences réalisées en laboratoire chez l’être humain ou certaines espèces (le rat ou le pigeon), montrent que nous sommes capables d’estimer des durées (de quelques millisecondes à plusieurs secondes) avec une grande précision. Une sorte de sixième sens sans système dédié !
Le sens du temps chez l’enfant
« Dès sa naissance, le nourrisson est capable d’estimer le temps et de comparer des durées de sons de quelques centaines de millisecondes, alors qu’il n’a pas la conscience du temps qui passe », souligne la chercheuse. Immergé dans un monde temporel, le nouveau-né va alors apprendre de manière implicite les durées associées aux actions qui rythment son quotidien et même commencer à anticiper l’avenir, en fonction de son expérience. Ainsi, va-t-il réagir en s’agitant ou en pleurant lorsque sa mère met plus de temps qu’à l’ordinaire à préparer son biberon, ou que son mobile s’arrête plus tôt que prévu ?
Le très jeune enfant ne pense pas le temps, il le vit. Pour l’enfant de 3 ans, le temps est celui de l’action et non un temps vide et unique. « Pour lui, chaque action a son temps, il ne peut pas y avoir deux choses qui se passent dans une même durée, explique Anne-Claire Rattat. Par contre, il pourra différencier les durées courtes, moyennes ou longues pour des actions familières, comme se laver les dents ou prendre son bain. » A 6-7 ans, l’enfant comprend qu’un temps unique existe indépendamment des actions, il commence à prendre conscience du temps qui passe. Ce n’est qu’à partir de 8 ans, qu’il maîtrise le temps et qu’il est capable d’anticiper une action familière, comme juger le temps nécessaire pour terminer ses devoirs.
Un mécanisme cérébral complexe
Cette capacité précoce à estimer le temps a conduit les chercheurs à parler « d’horloge interne ».
« C’est une métaphore. Sur le plan neurophysiologique ou neuroanatomique, il n’existe pas dans le cerveau de zone précise dédiée au traitement de l’information temporelle. « Ce sens du temps » résulte d’un mécanisme cérébral complexe qui implique tout un réseau de neurones diffus présents dans différentes zones du cortex et du Striatum. »
précise Isabelle Paul, enseignante-chercheuse au Laboratoire SCOTE
Les structures cérébrales impliquées dans l’estimation du temps ne sont pas toujours les mêmes selon qu’il s’agit d’estimer la durée d’un stimulus ou d’un événement à venir. De même, les études ont montré que notre horloge interne est plus performante pour juger de manière exacte, la durée d’un son que d’une image, « sans doute parce que notre cerveau est conçu pour traiter le rythme et le langage », suggère Isabelle Paul.
Ce système de comptage du temps dont nous sommes dotés à la naissance s’améliore au cours de l’enfance, avec le développement des capacités cognitives et exécutives, et notamment de la mémoire et de l’attention, fruits de la lente maturation du cortex préfrontal. Juger correctement le temps demande en effet de lui prêter attention, de garder en mémoire ces informations temporelles et de maintenir une attention soutenue. C’est ainsi « que les enfants souffrant de déficit de l’attention, et notamment d’hyperactivité éprouvent des difficultés à estimer correctement le temps, indique Anne-Claire Rattat. Avec le déclin des fonctions cognitives et exécutives, les personnes très âgées éprouvent ces mêmes difficultés, notamment, celles souffrant de maladie d’Alzheimer. »
Une affaire d’attention
La fluctuation de l’attention joue un rôle déterminant dans l’appréciation des durées. Dès lors qu’elle est détournée du temps qui passe et focalisée sur une quelconque activité (jouer à un jeu vidéo, envoyer des mails, terminer un rapport), l’horloge interne n’accumulerait pas d’informations temporelles. Les expériences dites « en double tâche », menées en laboratoire sur des enfants de plus de 5 ans et des adultes le démontrent : lorsque les sujets doivent à la fois reproduire la durée d’un stimulus (un mot à l’écran) tout en dénombrant le nombre de lettres ou de mots relatifs aux animaux, les sujets sous-estiment systématiquement la durée du stimulus. Le temps leur semble toujours plus court. Autrement dit, plus notre attention est captée par autre chose que le temps, plus le temps passe vite. D’où cette sensation que le temps file lorsque l’on est très occupé, qu’on s’adonne à une activité joyeuse ou passionnante. Il s’envole même lorsque l’on est amoureux ! A l’inverse, pour les résidents des Ephad, souvent en proie à l’ennui et/ou l’inactivité, le temps n’en finit pas de s’égrener. Beaucoup disent s’occuper « pour passer le temps ».
Le temps des émotions
Ces distorsions temporelles, appelées aussi « illusions temporelles » ne sont pas les seules. Les recherches récentes montrent que sous l’effet des émotions, l’horloge interne peut s’affoler ou au contraire, tourner au ralenti. Plusieurs expérimentations ont montré qu’à la vue de certaines scènes effrayantes ou de visages en colère, les sujets surestiment la durée de ces stimuli. Le temps perçu est plus long qu’il ne l’est en réalité. La peur et la colère (comme le stress) provoqueraient une activation physiologique qui accélérerait le rythme de l’horloge interne. Cela se traduit par une augmentation de l’activité physiologique générale correspondant au mécanisme de défense déclenché dans une situation de menace. Ainsi, si l’horloge interne nous trompe, c’est pour que nous puissions réagir plus vite, en l’occurrence prêts à combattre ou à fuir.
« On peut penser que cette accélération du temps résulte d’une adaptation efficace de l’organisme à l’environnement »,
remarque Anne-Claire Rattat.
A l’inverse, la vue de visages tristes ou honteux tend à ralentir le temps. Le temps parait plus court qu’il ne l’est en réalité. Cela serait lié à un détournement de notre attention pour comprendre l’origine de ces sentiments, mais aussi à un processus de mimétisme et d’empathie. « En nous mettant à la place de l’autre et en ressentant sa tristesse ou sa honte, cela nous permettrait de nous adapter à l’autre et de mieux interagir avec lui », ajoute la chercheuse. Cela est également perceptible à la vue d’un visage d’une personne âgée et en sa présence. Ainsi, lorsqu’un jeune côtoie une personne âgée dont le rythme de vie est plus lent que le sien, son horloge interne ralentit pour se synchroniser au temps de son interlocuteur. Cela permet d’optimiser leur inter-relation. Plusieurs études ont montré que ce ralentissement du temps est aussi ressenti chez les personnes souffrant d’un sentiment de tristesse profond et de dépression.
« Toutes ces distorsions temporelles dont nous sommes victimes quotidiennement montrent le caractère élastique du temps perçu. Elles ne résultent pas d’un dysfonctionnement de notre horloge interne, mais au contraire, reflètent la capacité de notre organisme à s’adapter à son environnement »,
résume Anne-Claire Rattat.
Références bibliographiques
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Rattat, Anne-Claire & Droit-Volet, Sylvie. (2005). La mémoire à long terme des durées : fonctionnement et développement. Psychologie Française 50, 99-116.
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Rattat, Anne-Claire & Tartas, Valérie. (2017). Temporal Categorization of Familiar Actions by Children and Adults. 5, 61-76.
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Gontier, Emilie & Paul, Isabelle & Le Dantec, Christophe & Pouthas, Viviane & Jean-Marie, Grouin & Bernard, Christian & Lalonde, Robert & Rebaï, Mohamed. (2009). ERPs in Anterior and Posterior Regions Associated With Duration and Size Discriminations. Neuropsychology, 23, 668-78.