Georges Larrouy, une vie à observer les hommes

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Vivant・Santé

Georges Larrouy, une vie à observer les hommes

Portrait Georges Larrouy
© Patrick Dumas, 2012

Années quarante, jungle de Tonkin. Aux alentours de la pagode familiale, le jeune Georges exerce son regard à la reconnaissance des insectes. Son père, officier militaire, lui a confié des spécimens prélevés par ses soldats. 2012, Centre de parasitologie, Toulouse. Le professeur Larrouy, campé derrière son bureau, balaie d’un regard rétrospectif les années écoulées.

Par Sébastien Plutniak, docteur de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), au Laboratoire interdisciplinaire Solidarités, sociétés, territoires (LISST). Ce portrait a été publié en 2012 dans le Hors-série du magazine Midi-Pyrénées Patrimoine, intitulé "Les savoirs en partage".

Une vie d’anthropobiologiste dévouée à concilier les approches culturelles et biologiques, à observer les hommes, à la manière d’un entomologiste, mais dans ce qu’ils ont de plus intime et infime : leur sang, leur ADN. Le regard n’y suffit pas. Pour étudier ces constituants microscopiques et saisir la diversité et la variabilité de notre espèce, l’œil doit s’équiper. Ainsi, le regard que Georges Larrouy a porté aux quatre coins du monde, est-il un « regard instrumenté », profondément marqué par l’optique ?

Dès l’enfance, la nature lui offre ses premiers terrains scientifiques

Georges Larrouy est né en 1932 à Toulouse. Toutefois, il passe ses premières années dans un village du Nord-Vietnam. Ici, quelques pagodes, mais pas d’instituteur : Georges est à l’école de la nature. En 1940, la famille rentre en Europe. Passablement anémié, Georges est confié à des parents, en Chalosse. Là-bas, à la ferme, les travaux des champs, les bois, les mares et leurs habitants font partie du quotidien. Les années d’occupation allemande sont difficiles. Aîné de la fratrie, il se charge des interminables files d’attente au « ravito ». Quelques années plus tard, au lycée de Tarbes, son goût de naturaliste se confirme définitivement. Pierre Beck y est professeur d’histoire naturelle. Spécialiste des reptiles et des poissons, il l’emmène sur le terrain, lui ouvre ses collections et sa bibliothèque.

D’autres rencontres l’attendent à l’université de Toulouse. Bachelier, il entame des études de médecine et obtient son diplôme en 1960. Son intérêt pour la biologie ne tarit pas. Il obtient en 1962, sous la direction du professeur Angelier, un certificat de zoologie et, sous celle du professeur Beetschen, un autre de biologie générale. L’année suivante, le professeur Ledoux guide ses travaux d’entomologie pour le certificat d’études supérieures. Tout en accomplissant ces exercices académiques, Georges Larrouy fait son service militaire de 1959 à 1962. Ses affectations lui offrent ses premiers terrains scientifiques. Au Maroc, les cas d’envenimation qu’il rencontre, comme médecin militaire, fournissent la matière de ses premières publications. L’armée française, occupant le Maghreb, a grand besoin d’études sur les milieux arides. Georges Larrouy, missionné ensuite en Algérie, est chargé d’enquêtes épidémiologiques au Hoggar et au Mzab. Ce ne sont, pour lui, que les prémices d’une série ininterrompue de voyages autour du globe.

S’affiner l’œil aux quatre coins du monde

En 1964, Jacques Ruffié, professeur de parasitologie et directeur du centre de transfusion sanguine de Toulouse, fonde le Centre d’hémotypologie. Georges Larrouy, assistant de faculté en parasitologie, en est nommé sous-directeur. L’enjeu est d’importance : la généralisation de la transfusion impose d’affiner les connaissances sur la variabilité des groupes sanguins. Dès lors, Georges Larrouy parcourt les continents pour prélever et caractériser groupes et rhésus. Il est aussitôt envoyé à La Paz, en Bolivie, pour travailler au sein de l’Institut franco-bolivien de biologie d’altitude. Il s’y rendra quatre années consécutives. En 1965, premier pas au Brésil, puis retour en Algérie pour une mission dans la vallée de la Saoura. En 1970, il séjourne avec Jacques Ruffié au Népal. En 1971, avec l’Institut Pasteur, il mène une grande mission dans toute la Guyane.

Georges Larrouy dépeint volontiers ces années « d’aventure ». Dans ces contextes divers, il s’agissait de prélever et d’analyser des échantillons sanguins. Mais les conditions étaient souvent difficiles. Il fallait d’abord accéder au terrain, franchir les rapides de l’Oyapock ou du Maroni en Guyane. L’hémoglobine, une fois prélevée, se dégrade rapidement. Les premières observations se faisaient donc sur place, dans un but scientifique ou pour diagnostiquer le paludisme. Pour cela, Georges Larrouy emportait de robustes microscopes Wild, protégés par leur étui métallique. Mais les optiques supportent mal les climats tropicaux, les champignons s’y infiltrent : chaque soir, fastidieusement, le Silicagel les protégeant de l’humidité devait être recuit. Les échantillons étaient préservés dans d’incertains frigidaires à pétrole, ballotés dans le fond des pirogues. Un quadrimoteur DC4 les emportait ensuite de Cayenne aux Antilles pour enfin gagner Paris en Boeing 707. Acheminés à Toulouse, ils étaient analysés puis cartographiés. On espérait ainsi documenter l’histoire des populations amérindiennes. De leur côté, Georges Carré et son équipe de techniciens nettoyaient et réparaient les Wild. Précieusement entreposés dans la salle de travaux pratiques, ils allaient bien vite reprendre du service : le cours de parasitologie du professeur Larrouy n’allait pas tarder à reprendre…

Transmettre le terrain dans la salle de travaux pratiques

Georges Larrouy, depuis ses premières charges de cours en 1965 jusqu’à la retraite, n’a jamais cessé d’enseigner. Aussitôt admis à l’agrégation de médecine, il collabore avec les professeurs Bouisset et Ruffié, et dispense des cours de parasitologie aux futurs médecins. En 1970, Louis Bouisset prend sa retraite. Georges Larrouy devient maître de conférences et porte seul cet enseignement. Un bureau lui est affecté au Centre de parasitologie, 37, allées Jules Guesde. Quatre ans plus tard, Jacques Ruffié est nommé au Collège de France. Georges Larrouy devient professeur des universités.

Microscope Larrouy
© Didier Taillefer, 2012

 

 

A la faculté de médecine, la parasitologie est alors une matière importante. Les étudiants suivent 56 heures d’enseignement, auxquelles s’ajoutent les séances de travaux pratiques (TP). Loin de la jungle, les conditions sont néanmoins difficiles. Vétuste, la salle de TP est régulièrement inondée par les intempéries. Pourtant, on étudie. Les paillasses ont été préparées par Georges Carré. Chaque étudiant dispose d’un microscope Wild et d’une loupe binoculaire. Georges Larrouy projette les diapositives réalisées au cours de ses recherches : trypanosome, paludisme, douve, ténia… Le professeur insiste : ces futurs médecins devaient voir et manipuler concrètement vers et parasites.

 

Si les bâtiments réclamaient des travaux, la pédagogie devait également être réaménagée. Georges Larrouy revendique une manière bien à lui de faire cours. En parasitologie, il dépasse les clivages disciplinaires : les biologistes négligeaient la prophylaxie, les médecins dédaignaient le cycle complexe de reproduction des vers. A contrario, il s’attelle à y intéresser les futurs médecins. Il se veut un professeur accessible et non pas planté « derrière un lutrin à chanter des cantiques », que ce soit en anthropologie, en écologie humaine, en génétique…, en France ou à l’étranger.

Pérenniser un certain regard

La recherche, l’enseignement, nécessitent un cadre approprié. Les TP qui se sont déroulés dans des salles inondées ont été un contre-exemple pour Georges Larrouy. Il se fait élire en 1994 au conseil des études et de la vie universitaire de l’Université Toulouse III - Paul Sabatier. Deux ans plus tard, il est nommé président. Tout en assurant quelques cours, il défend des dossiers dont celui des antennes régionales de l’université, à Cahors, à Montauban et à Figeac. Mais en 1997, son mandat s’achève car il a atteint la limite d’âge. Toutefois, cette même année, il s’engage dans deux projets d’envergure : refonder l’anthropobiologie à Toulouse et repenser le muséum de la ville.

Depuis dix ans, le laboratoire relève des sciences de la vie. Entre biologistes et médecins, chacun se renvoie l‘épineuse question de l’étude de l’homme. Les premiers considèrent que c’est l’affaire des médecins, les seconds ne l’étudient que par parties séparées, correspondant à autant de spécialités médicales. Le projet anthropologique de Georges Larrouy ambitionne de saisir l’homme dans sa globalité, de le prendre dans son histoire naturelle. En 1997, le laboratoire de l’archéologue Jean Guilaine est délogé de la rue du Taur. Les deux hommes sont des amis de longue date. Le président Larrouy lui propose des locaux au 41, allées Jules Guesde. L’occasion est bonne : en associant archéologie, ethnologie et anthropobiologie au sein d’un même laboratoire, Georges Larrouy peut concrétiser son projet. À son initiative, un poste de professeur en anthropobiologie est créé. Le nouveau laboratoire est baptisé Centre d’anthropologie et durera dix ans sous cette forme. L’équipe reprend les échantillons amérindiens prélevés dans les années soixante-dix et les complète par des nouveaux. Les progrès de la biologie moléculaire permettent désormais d’affiner considérablement leur caractérisation génétique, au-delà de l’identification hémotypologique. À quelques dizaines de mètres de là, 35 allées Jules Guesde, les plafonds de la salle Fihol du muséum viennent de s’effondrer. L’établissement doit fermer ses portes. Dans l’urgence, le président Larrouy contribue au déménagement des collections. Les travaux sont l’occasion d’une refonte complète du musée. En 1999, Georges Larrouy est sollicité pour diriger le conseil scientifique, composé de chercheurs et de conservateurs. S’ensuit un long travail de conception, dont témoignent les archives qu’il a pu constituer, reflet de l’évolution des discussions sur les grandes fonctions du vivant et les options muséographiques à adopter. À Paris, Londres, New York, l’équipe part s’inspirer des musées les plus récents. Le muséum de Toulouse rouvre en 2007 et Georges Larrouy ne cesse d’y œuvrer. Un souci des affaires de la cité qu’il manifeste également au travers de l’Académie des sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, dont il a pris la direction en 2010.

Un savoir-faire, au cœur de l'ADN

L’œuvre scientifique de Georges Larrouy a accompagné et marqué le développement exceptionnel de la biologie dans la seconde moitié du XXe siècle. L’hémotypologie, la cytogénétique et les premières manipulations au cœur du noyau cellulaire, la coloration de l’ADN par fluorescence, le séquençage par amplification son autant d’étapes dont il a été acteur et dont il tâche aujourd’hui d’assurer la transmission. Car d’ores et déjà, cette histoire s’oblitère. Le micromanipulateur Leitz – la « Rolls » du laboratoire en son temps è ou les Wild de la salle de TP dorment maintenant sous la poussière. L’utilisation de ces instruments de précision réclamaient plus qu’une notice technique. Qui aujourd’hui, se demande Georges Larrouy, saurait employer le microscope Leitz pour effectuer une observation par immersion ? [technique par laquelle l’échantillon n’est pas observé à travers l’atmosphère ambiante mais par l’intermédiaire d’une huile, dont l’indice de réfraction est proche de celui du verre] Ou, encore le régler conformément aux principes d’illumination de Loehler, procédé optimisant l’image obtenue ? Un tel savoir ne s’écrit et ne se raconte aisément. Il constitue le substrat incorporé qui s’acquiert tout au long d’une vie de scientifique, lorsque manières de voir, de faire et d’être se sont irrémédiablement fondues.

 

Portrait d'un professeur émérite semi-nomade : Georges Larrouy. Réalisation David Sasportas. Sons et images Nassima Chérif et David Sasportas. Produit dans le cadre de leur formation à l'École supérieure d'audiovisuel de Toulouse.

 

LISST : Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires (CNRS, Université Toulouse – Jean-Jaurès, ENSFEA, EHESS)