Garder son sang-froid en toute circonstance !
Et si l’intelligence artificielle apportait une contribution significative pour combattre le stress ? C’est le pari de l’équipe menée par l’enseignant-chercheur Frédéric Dehais depuis le laboratoire de neuro-ergonomie basé à l’Isae- Supaéro. Objectif : aider les pilotes à garder leur calme, même lorsque la situation dérape. Démonstration.
Par Valérie Ravinet, journaliste.
2 octobre 1996. Le vol AeroPerú 603 à destination de Santiago du Chili s’écrase en mer peu après son décollage de Lima, au Pérou, avec 70 passagers et membres d’équipage à bord. A l’origine de l’accident, une erreur de maintenance qui cause la panne des instruments. Les enregistrements de la boite noire ont permis de reconstituer le dialogue affolé entre le pilote et le copilote juste avant la catastrophe.
« L’entrée en matière est un peu brutale », s’excuse Frédéric Dehais, porteur de la chaire Technologie neuro-adaptative basée sur l'initiative mixte pour améliorer les équipes homme-machine (Neuro-adaptive technology based mixed-initiative to enhance Man-Machine teams) de l’Institut interdisciplinaire d’intelligence artificielle de Toulouse (ANITI), s’appuyant sur la reconstitution de l’accident pour expliquer ses travaux. Le spécialiste des sciences cognitives veut comprendre le fonctionnement du cerveau humain, et en particulier l’influence du stress sur l’erreur humaine.
Entouré d’une équipe de 25 personnes au sein du laboratoire mécanique du vol de l’Isae-Supaéro, Frédéric Dehais mixe les approches pour créer la « neuro-ergonomie ». Une science fondée sur l’approfondissement des connaissances en neurosciences pour améliorer les interfaces homme-machine, en s’aidant d’outils d’intelligence artificielle.
« La neuro-ergononomie est un mariage entre la neuroscience fondamentale, souvent décorrélée de la vie quotidienne et l’ergonomie, très qualitative et pratique, mais qui ne dispose pas d’outils pour comprendre le cerveau »
détaille l’enseignant-chercheur.
Roger, what is the problem ?
Dans l’exemple précédent, le dialogue commence par « we declare an emergency », énoncée par une co-pilote bien plus calme que son collègue aux commandes, qui, lui, va s’entêter à prendre de mauvaises décisions, jusqu’à la catastrophe ultime. « Notre objectif est de comprendre l’erreur humaine, ou comment le stress, la fatigue peuvent perturber le fonctionnement « normal » du cerveau. Nous cherchons à identifier les mécanismes neuronaux à l’œuvre lorsqu’ils conduisent à l’erreur. » Comment des pilotes entrainés, dans des avions bien conçus, peuvent-ils être soumis à un niveau de stress dit « débilitant » et faire basculer une situation gérable en accident mortel ?
« On parle de syndrome de persévération. Malgré les alarmes qui préviennent mais qu’il n’entend plus, l’humain se retrouve dans un effet de persistance de prise de décision erronée »
explique Frédéric Dehais.
À l’Isae-Supaéro, l’équipe dispose d’un laboratoire volant qui permet d’enregistrer l’activité du cerveau du pilote en temps et conditions réels, grâce à des outils d’imagerie portables tels que la spectroscopie en proche infra-rouge et l’électroencéphalographie. Les premiers indiquent les zones d’activité du cerveau lorsqu’elles s’intensifient, les seconds montrent quand elles se déclenchent. « Même si les capteurs sont moins précis que dans des laboratoires au sol, le monitoring du cerveau du pilote durant le vol permet une mesure pendant une action réelle. Nous pourrons ainsi modéliser la dynamique cérébrale pour montrer comment le cerveau se configure sous stress et trouver des solutions pour optimiser la reconfiguration du couple humain/machine. » Autrement dit, remplacer l’information qui obnubile le pilote sous stress et lui fait prendre la mauvaise décision par une information mieux adaptée, et « trouver l’équilibre entre l’homme et la machine pour améliorer la sécurité aérienne. Comme lorsque deux personnes collaborent, leur cerveau et leur rythme cardiaque se mettent à l’unisson ».
Ce que dicte le cerveau
Depuis le début de l’humanité, c’est notre cerveau qui nous permet de survivre, dirigé par un certain nombre d’objectifs quotidiens. « Nous mettons en œuvre des mécanismes qui nous permettent d’éviter les interférences et d’ordonner nos buts : on n’arrête pas de se laver les dents au milieu du brossage pour mettre un tee-shirt ou passer le balai », commente le spécialiste. À cela s’ajoute le fait que le cerveau est obsédé par ce qui n’est pas fini. « Il a tendance à vouloir aller au bout des choses, même si la décision est erronée. C’est ainsi qu’un pilote comme un chef d’entreprise ou un médecin qui ont pris une mauvaise décision souvent s’entêtent au lieu de se réajuster. »
Dans l’exemple aéronautique, la persévération se produit généralement au moment de l’atterrissage, « vouloir atterrir est une décision rationnelle ». Suis-je à la bonne vitesse ? Est-ce que je vois la piste ? Comment est le vent ? Suis-je dans la bonne pente ? Les réponses à ces questions sont tout aussi objectives et sensées. Or, sur 100 approches où on aurait dû remettre les gaz, 83% des pilotes persistent à vouloir se poser. Pourquoi les pilotes persistent-ils dans les mauvaises décisions ? « Parce qu’en remettant les gaz, ils repartent dans une incertitude, dont celle de pouvoir se poser. Tous les biais émotionnels jouent et sous l’effet du stress une partie du cerveau rationnel s’éteint », précise le docteur en sciences cognitives.
Entrainer la flexibilité mentale
Hors période de stress, le cerveau prend des décisions en fonction des contraintes internes et extérieures, met à jour l’information et sait adopter des stratégies alternatives si nécessaire : je décide d’aller au travail à vélo parce qu’il fait beau et que je ne serai pas en retard pour mon premier rendez-vous ; je suis dans un embouteillage, je décide de laisser ma voiture et de prendre le métro pour être à l’heure …
Sous stress, on peut combattre, fuir, ou être figé, stupéfié. On peut basculer en mode survie, mais ce mode n’a pas évolué et n’est plus adapté à nos situations de vie moderne et à la complexité des technologies avec lesquelles on interagit. La perte en criticité, en capacité à prendre des décisions alternatives, ou à évaluer la stratégie se retrouvent à l’identique chez les anesthésistes, les traders, les militaires. Elles se manifestent souvent à travers une incapacité à interagir avec un système technologique sophistiqué. Le cockpit est un bon exemple de ce type de système.
« Nos expérimentations consistent à provoquer ces stress et puis à étudier leurs effets sur le fonctionnement cérébral, afin de reconfigurer l’interface pour avoir un cockpit plus intelligent. Développer des algorithmes pour aider le pilote à prendre la décision la mieux adaptée en fonction de l’état de l’équipage. »
Dans ce contexte, ANITI est une source de stimulation supplémentaire pour l’équipe de l’Isae-Supaéro, qui permet d’avoir accès aux nouvelles techniques pour générer de nouvelles données, affiner la modélisation du comportement cérébral grâce aux techniques d’IA. Une interdisciplinarité bienvenue pour créer une coopération harmonieuse entre l’humain et la machine.
Raphaelle Roy, Caroline Chanel et Nicolas Drougard travaillent avec Frédéric Dehais dans le laboratoire de l’Isae- Supaéro et partagent la chaire Neuro-adaptive technology based mixed-initiative to enhance Man-Machine teams au sein d’ANITI.