Sommes-nous des illettré·es énergétiques ?

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Cultures・Sociétés

Sommes-nous des illettré·es énergétiques ?

groupe de personnes interrogatives

Si vous êtes bien en peine de définir ce que représente un kilowatt-heure, d’évaluer votre consommation d’énergie, ou tout simplement de déchiffrer votre facture d’électricité, vous souffrez probablement d’illettrisme énergétique. Identifié par la sociologue Marie-Christine Zélem, il touche indifféremment toutes les couches de la société. S’il a ses raisons d’être, l’illettrisme énergétique est aussi, selon la chercheure, le principal frein à la sobriété énergétique.

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ÉNERGIE : se renouveler

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« Savez-vous combien coûte le kilowatt-heure en ce moment ? » demande Marie-Christine Zélem, chercheure au Certop (Centre d'étude et de recherche travail organisation pouvoir), au début de notre entretien. « Il est impossible de le savoir, cela dépend des types d’abonnements » poursuit-elle. « L’empreinte carbone par personne ? 10 tonnes par an. Mais que représente concrètement une tonne de CO₂ ? »

Force est de constater que nous serions nombreux.ses en incapacité de répondre à ces questions. C’est en partie cela que la chercheure, à l’origine avec le sociologue Christophe Beslay de l’ouvrage Sociologie de l’énergie et membre du comité des expert·es nommé·es par le gouvernement pour le Débat national sur la transition énergétique, appelle l’illettrisme énergétique : un ensemble de méconnaissances sur ce qu’est l’énergie. De ses modes de production jusqu’à sa consommation, en passant par sa valeur et ses impacts environnementaux.

« Dans nos enquêtes sociologiques sur ce qu’est l’énergie, les gens confondent très facilement énergie nucléaire, énergie fossile et énergie renouvelable. » En France, l’énergie électrique par exemple arrive progressivement dans les foyers au début du XXe siècle. L’éclairage survient instantanément par simple pression d’un bouton. Ce miracle technologique, illustré à l’époque par le célèbre et monumental tableau du peintre Raoul Dufy La Fée Électricité, conserve encore aujourd’hui si ce n’est une certaine magie, sa part d’invisibilité. Laquelle, constate Marie-Christine Zélem, a contribué à l’illettrisme énergétique.

 

La Fée électricité Raoul Dufy
Extrait de La Fée Électricité de Raoul Dufy (1937) présentant les scientifiques qui ont participé à l'invention et la compréhension de l'électricité et les différentes machines qui l'utilisent. Commanditée par la Compagnie parisienne de distribution d'électricité pour l’exposition universelle de 1937 avec comme consigne de « mettre en valeur le rôle de l'électricité dans la vie nationale et dégager notamment le rôle social de premier plan joué par la lumière électrique », cette œuvre de 600 m² est conservée au Musée d'art moderne de Paris.

 

La culture de l’invisible

Par son caractère immatériel, l’énergie électrique est effectivement invisible. Ce que nous consommons l’est tout autant. À l’autre bout de la chaîne de production électrique, l’usager a pour référence de consommation sa facture. Mais, souligne Marie-Christine Zélem, celle-ci n’indique pas les différents postes de consommation d’énergie, ni celui qui consomme le plus : est-ce le frigo, la télévision, la Wifi, l’ordinateur, le chauffe-eau, les plaques de cuisson, le chauffage ?

Le prix du kilowatt-heure, qui fluctue régulièrement, est une donnée inconnue de l’usager·ère. Excluant toute possibilité de connaître la valeur de ce qui est produit et consommé. En l’occurrence, remarque la chercheure, l’électricité en France est peu chère, elle a donc peu de valeur. Notre connaissance sur la seule énergie électrique est loin d’être éclairée… Le même constat pourrait s’appliquer à d’autres consommations courantes, comme le gaz ou l’eau.

« Dans les pays nordiques, complètement dépendants au niveau énergétique, on apprend dès le plus jeune âge ce qu’est l’énergie et ce qu’elle coûte. Chaque appareil est doté d’un compteur d’énergie branché sur la prise. En France, il en existe peu et ils sont très chers » raconte la sociologue. L’illettrisme énergétique est donc une affaire de culture. Il existe à l’échelle individuelle et collective.

Cette méconnaissance de la question énergétique, bien qu’à degrés variables dans la population, a nourri une forme d’illusion d’abondance, généré des automatismes dans les usages de consommation, voire incité au gaspillage. Or, un siècle après le déploiement de l’électricité en France (et de l’eau courante, également dans le premier quart du XXe siècle), et donc l’installation d’un confort propre aux sociétés modernes, l’heure est aujourd’hui à la sobriété et à la redéfinition des usages dans un contexte de changement climatique, doublé d’un contexte de crise énergétique.  

J’éteins, je réduis, je décale : des automatismes éclairés ?

Depuis octobre 2022, une vaste campagne de communication du gouvernement invite particuliers et entreprises à réduire leur consommation électrique : J’éteins, je réduis, je décale. Des automatismes qui, déplore Marie-Christine Zélem, alimentent l’illettrisme énergétique. Ils incitent à décaler l’utilisation des équipements les plus énergivores mais sans pouvoir les identifier ; à réduire la température du chauffe-eau à 55°C, alors que cela n’est matériellement pas accessible à tout le monde. Et que dire des foyers en situation de précarité énergétique, dont les leviers d’action en matière d’économie d’énergie sont presque impossibles ?

« L’approche du gouvernement délègue à l’individu une partie de la responsabilité d’un enjeu collectif en lui demandant des compétences qu’il n’a pas. Dans la réalité, les ménages sont totalement dépossédés de leur capacité à contrôler leurs consommations. »

Sans éléments de compréhension sur ce qu’est l’énergie et sans compétences quant à son utilisation au quotidien, les automatismes attendus et incarnés par le dispositif Écowatt ne peuvent avoir d’effet sur le long terme, estime Marie Christine Zélem. En indiquant le niveau de tension sur le système électrique, l'objectif d'ÉcoWatt est de savoir à quel moment réduire sa consommation d'électricité pour éviter les coupures… « L’État fait à notre place par des signaux injonctifs : vert tu peux consommer, rouge c’est moins bien. Ce n’est pas cela instruire une population à la sobriété. »

S’ajoute le paramètre contextuel de la campagne de communication. Les consignes sont présentées pour remédier à une situation tendue en matière de disponibilité de l’énergie. Inscrivant au passage la sobriété dans une notion négative de privation, car associée à la menace d’une pénurie. Une fois la situation détendue, cela autorisera un relâchement des pratiques d’économie d’énergie. Aller vers une véritable culture de sobriété en matière d’énergie ne relève pas seulement d’un contexte, assure la sociologue, mais suppose d’agir sur des apprentissages, de travailler sur la réflexion et non sur des réflexes. Cette réflexion doit être systémique. Et pour cela, interroger ce qui structure l’illettrisme énergétique.

L’énergie : un produit de consommation comme un autre ?

Au cours de nombreuses années de recherches, Marie-Christine Zélem a analysé les pratiques sociales en matière d’énergie et défini un schéma composé de quatre paramètres. Selon ce schéma, les dynamiques sociales (que sont la famille, l’entourage géographique, les liens professionnels), les dispositions personnelles (la culture, l’imaginaire, les pratiques propres à chacun), le contexte socio-économique et politique (temps de crise, de croissance, l’évolution du marché, les décisions politiques), et les dispositifs sociotechniques (les ressources et équipements proposés sur le marché) structurent la consommation d’énergie de chaque individu.

Les comportements énergétiques sont enfermés dans ce quadrilatère. « Nous sommes des consommateurs de biens avant d’être des consommateurs d’énergie », affirme la sociologue. Les intentions de consommation sont guidées par des besoins, eux-mêmes induits par des normes sociales et techniques où l’information sur l’énergie est quasiment inexistante ou peu instructive.

Ainsi l’étiquette énergie propose un affichage de performance des équipements et des logements sur une échelle de A à G. Marie-Christine Zélem fait partie des expert·es ayant retravaillé ce classement pour aboutir en 2021 à une version davantage lisible avec la disparition des classes A+, A++ ou A+++. Même simplifié, l’objectif du dispositif a-t-il été efficace ? Non, déplore la scientifique, car d’autres critères (le prix, le design, la modernité), entrent en jeu dans le choix du consommateur. L’étiquette énergie est un arbitrage de consommation encastré dans le schéma cité plus haut, où interfèrent normes sociales, politiques et techniques. Par ailleurs, les consommateur·rices sont rarement en mesure de comprendre ce que représente concrètement la palette de couleur entre le vert et le rouge.

« L’illettrisme énergétique c’est finalement ne pas être capable, faute de compétences, de comprendre que l’énergie ça se produit avec des impacts environnementaux et ça se consomme avec des impacts environnementaux. »

Ce manque de compétences peut même s’avérer contre-productif dans les intentions d’économie d’énergie. Marie-Christine Zélem cite pour exemple les ampoules basse consommation. Les gains de performance de ces lampes ont été assortis d’une surutilisation, assure-t-elle. La chercheure désigne là l’effet rebond du développement technologique qui met sur le marché des équipements économes en énergie : on peut consommer durable tout en augmentant sa consommation d’énergie.

Selon elle, consommer est une norme sociale largement entretenue par l’offre du marché et le politique. Son point de vue est qu’on ne peut pas proposer à la fois de la profusion de biens et enjoindre à la sobriété énergétique.

Culture énergétique partagée et sobriété heureuse, car éclairée ?

Cela explique sans doute le paradoxe encore observé dans les récentes enquêtes d’opinions sur la sobriété. Dans un contexte d’inquiétude face au changement climatique et de réel intérêt pour la question environnementale, on constate d’un côté des aspirations croissantes à changer de modèle économique et de l’autre, des pratiques qui restent largement ancrées dans un modèle consumériste.

« Nous consommons du plaisir et nous consommons du confort », rappelle la sociologue, « pourquoi devrait-on s’en priver ? C’est notre liberté. Cette perception est culturelle. » Le 15e Baromètre GreenFlex – Ademe de la consommation responsable confirme cette analyse, concluant que le « consommer moins et mieux » ne s’ancrera dans les habitudes que s’il est désirable et ne rime pas avec austérité et privation.

Convaincue que réévalués au regard de ce qu’ils représentent en terme énergétique et environnemental, les besoins se transforment, Marie-Christine Zélem milite (à travers ses recherches et jusque devant les parlementaires) pour une culture énergétique partagée. « Il faut des années pour se forger un certain niveau de culture. La culture d’économie d’énergie consiste à faire attention en connaissance de cause. Cela s’apprend, ce n’est pas intuitif ». Cette culture, explique-t-elle, doit être infusée dans les quatre paramètres cités plus haut : sociaux, personnels, politiques et techniques.

Pour amener à ce que les sciences humaines et sociales appellent un changement de paradigme. Marie-Christine Zélem ne manque pas de pistes de propositions : la formation et l’éducation à la culture des énergies ; promouvoir la sobriété comme une valeur à toutes les échelles du social ; informer sur ses co-bénéfices (santé, climat, réduction des pollutions…). Cela se traduit aussi par un transfert de compétences. « Pourquoi n’y aurait-il pas un manuel d’entretien et d’utilisation des équipements lorsque l’on entre dans un logement ? Cela ferait monter chacun en compétences face aux postes de consommation, avec la liberté de pouvoir le faire », évoque la sociologue.

Pour cheminer vers une sobriété heureuse, conclut la chercheure, il convient de réfléchir à la culture qui nous habite, car elle est au fondement de nos comportements.

 

Marie-Christine Zélem est enseignante-chercheuse en sociologie de l'environnement et de l'énergie à l'Université Toulouse - Jean Jaurès, au sein du Centre d’étude et de recherche travail organisation pouvoir - Certop (CNRS, Université Toulouse - Jean Jaurès, Université Toulouse III – Paul Sabatier).

 

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Les dossiers Exploreur explore un sujet en croisant le regard de plusieurs disciplines scientifiques. Journaliste : Sophie Chaulaic. Visuel : Delphie Guillaumé. Coordination et suivi éditorial : Clara Mauler, Séverine Ciancia, Valentin Euvrard, Élodie Herrero.