Travailler dans le low cost : l’envers des prix bas [Mondes sociaux]
La crise du pouvoir d’achat contribue à l’émergence et au succès, dans de nombreux secteurs de l’économie, d’enseignes rassemblées sous le vocable de low cost. Celles-ci se caractérisent par une simplification drastique de l’offre et du service, des lieux de vente austères, de faibles marges et de faibles prix, autant d’ingrédients d’une « révolution » qui bouleverse la distribution traditionnelle. Mais au-delà de l’aspect commercial, quels sont les effets du low cost sur la forme des organisations et les conditions de travail ?
Par Cyrine Gardes, chercheuse associée au laboratoire au Centre d'étude et de recherche Travail, organisation, pouvoir (CERTOP), enseignant à l'Université Toulouse - Jean Jaurès.
« Tu ne peux pas envisager du low cost sans être dans des coûts qui sont très bas », explique en entretien un des anciens cadres dirigeants de Bricostock, enseigne de bricolage low cost qu’il a contribué à fonder dans la décennie 1990. Dès leur création, et dans le quotidien de la gestion, les entreprises du low cost sont donc pensées par leurs coûts, qu’il s’agit de comprimer au maximum.
La gamme et le choix s’en trouvent considérablement réduits par rapport aux enseignes classiques, tout comme les superficies de vente, les magasins low cost étant de plus petite taille. Moins de services sont par ailleurs proposés à la clientèle : pas de jardinerie, pas de découpe de verre, pas de sur-mesure, dans le cas du bricolage. Or, le low cost a aussi des conséquences importantes sur les conditions de travail de ses salariés : effectifs réduits, polyvalence et précarité sont en effet au cœur de ce modèle économique.
Nous nous appuyons ici sur deux enquêtes complémentaires réalisées en immersion dans deux secteurs de la distribution low cost. L’enquête principale se compose de sept mois d’observation participante en tant que stagiaire en vente dans deux magasins de bricolage low cost (que nous appellerons Bricostock) et de 61 entretiens. L’enquête secondaire a aussi été réalisée par observation participante, cette fois dans un magasin du hard discount alimentaire (que nous nommerons Maxeco), sur une durée de deux mois. 23 entretiens ont été conduits à cette occasion.
Le travail sous la pression des coûts
Travailler dans des espaces réduits, avoir une gamme courte mais livrée en grandes quantités, façonne pleinement l’expérience quotidienne des salariés, qui doivent composer avec ces contraintes. Dans le low cost, le travail constitue un facteur essentiel de réduction des coûts, comme en témoignent les masses salariales (poids des salaires par rapport aux recettes de l’entreprise) comparées des trois principales enseignes du secteur : 11 % contre 16 % chez les deux principales enseignes classiques, en 2016.
En effet, l’une des caractéristiques principales du low cost réside dans son fonctionnement en effectifs réduits – 62 salariés en moyenne dans un magasin Bricostock, contre 119 dans un Décomarché et 163 dans un Dupont-Mat. La baisse est encore plus spectaculaire dans le hard discount alimentaire, où l’on ne trouve que 6 salariés pour 500 mètres carrés de surface, contre 12 pour un supermarché classique, soit le double !
Des équipes particulièrement réduites gèrent donc simultanément une clientèle massive, attirée par les prix bas, pour laquelle elles n’ont reçu aucune formation, et de gros volumes de marchandises à mettre en rayon, le tout dans un espace réduit en taille et qui ne dispose que d’étroits espaces d’entreposage. Fonctionner en effectifs réduits suppose aussi une plus grande polyvalence de la part de ces salariés.
Dans le bricolage, les vendeuses et vendeurs gèrent simultanément relation avec la clientèle, mise en rayon et gestion des stocks, là où dans les enseignes classiques, le conseil occupe la part centrale et noble du métier, pour laquelle il existe des formations et qui rend plus secondaires les tâches liées à la marchandise. Dans le hard discount alimentaire, sur une même journée, les employés libre-service sont susceptibles de faire de l’encaissement, de la mise en rayon, du nettoyage ou bien encore de la réception de livraisons. Il s’ensuit que le travail se fait dans l’urgence et que l’activité s’en trouve très intensifiée.
La flexibilité du travail s’accompagne d’une forte flexibilité de l’emploi. Si les CDI restent majoritaires, on note un recours plus important aux formes particulières de l’emploi que dans les autres enseignes : chez Bricostock, le taux d’intérim est de 6,3 % en 2016, contre 0,3 à 1,8 % pour ses deux concurrents classiques tandis qu’on compte 20 % de temps partiels contre 13 % ailleurs. Chez Maxeco (hard discount alimentaire), tous les employés sont à 28 heures, sans possibilité de renégocier à la hausse ce volume de travail. Les horaires sont variables et atypiques, particulièrement dans le low cost du bricolage : 6h-13h / 10h-18h / 13h-20h, afin de couvrir une amplitude horaire plus large que chez les concurrents classiques, où les magasins ouvrent généralement entre 8h et 9h (7h chez Bricostock).
Des salariés socialement vulnérables
Qui travaille dans les entreprises de distribution low cost ? Nos enquêtes de terrain ont permis de nous entretenir avec un nombre important de salariés et de recueillir caractéristiques et trajectoires sociales et professionnelles.
Dans le low cost du bricolage, caissières, vendeuses et vendeurs, employés de réserve (que nous nommons salariés subalternes pour caractériser leur position au bas de l’échelle des emplois), sont issus des franges instables des classes populaires urbaines, sont parfois d’origine immigrée et sont la plupart du temps faiblement diplômés (majorité de BEP et CAP inachevés). Leurs parcours professionnels sont particulièrement heurtés, marqués par l’alternance entre contrats courts, chômage et minimas sociaux tels que le RSA.
Ces instabilités multiples et enchevêtrées portent les individus à fortement valoriser le CDI offert par le low cost, bien que les conditions de travail y soient difficiles. On trouve de mêmes profils dans le hard discount alimentaire à la différence que ce sont majoritairement des femmes. Ils sont aussi un peu plus diplômés : notons par exemple la présence d’employés immigrés, dont certains ont des diplômes de leur pays d’origine, qu’ils ne parviennent pas à valoriser en France et qui les contraint à occuper ce type d’emploi.
Point commun entre les deux secteurs, le low cost accentue la ségrégation genrée des emplois. On trouve 75 % de femmes dans le low cost alimentaire, contre seulement 60 % dans les enseignes traditionnelles et 83 % d’hommes dans la vente low cost de bricolage, contre 72 à 74 % chez les deux concurrents classiques. Le travail repose sur des compétences de genre, force physique du côté du bricolage, « relationnel » et service du côté de l’alimentaire, et enserre le recrutement dans des stéréotypes de genre assumés par les cadres.
Considérées comme « naturelles », ces compétences ne font l’objet d’aucune reconnaissance, ce dont les niveaux de salaire rendent compte. En 2016, les employés de Bricostock gagnent en moyenne 1562 euros bruts mensuels contre 1654 à 1747 euros dans les enseignes classiques. Dans le hard discount alimentaire, le salaire est à peine supérieur au SMIC.
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