Ville intelligente ?
Pour Emmanuel Éveno, géographe et spécialiste des relations entre la ville et les technologies de l’information et de la communication, une ville intelligente doit être co-conçue avec les citoyens.
Propos recueillis par Camille Pons, journaliste scientifique.
Qu’est-ce qu’une ville « intelligente » ?
Emmanuel Éveno : L’accélération de la croissance urbaine, qui a rendu les villes davantage engorgées et chaotiques, a induit le développement de solutions, notamment numériques, qui permettent de retrouver des modalités pour être ensemble : c’est ça, la ville intelligente. L’idée de " smarter city " a été développée par IBM dès les années 2000 : il s’agit de mettre l’ensemble des systèmes en réseau, en particulier autour du big data urbain, afin que les informations laissées par les individus, en termes de déplacements, de consommation, etc., permettent une analyse plus fine des comportements pour proposer des services sur mesure aux usagers.
Ces villes existent-elles aujourd’hui ?
EE : De grands industriels et des États ont développé des modèles de villes intégrées, les U-Cities (Ubiquitous Cities ou villes ubiquitaires). Mais ces villes ne sont pas intelligentes selon moi, car elles ne prennent pas en compte la dimension humaine. Santander, en Espagne, a réparti 20 000 capteurs dans l’espace urbain, soit la moitié des capteurs recensés en Europe en 2014 : quand la poubelle est pleine elle le signale, quand la plante a soif elle le signale et des centaines de capteurs signalent les places de parking vides. Mais les Espagnols, comme les Français, ne se garent pas bien et débordent sur les traces. C’est là que le projet de Santander est contestable : les ingénieurs conçoivent comme si les usagers étaient prévisibles. L’innovation doit être en respiration avec la créativité du monde social qui est effervescent, chaotique, voire contestataire !
Que serait un bon modèle de ville intelligente ?
EE : Je m’attache à dégager un modèle que l’on pourrait exporter, dans le cadre d’une mission confiée à l’association Villes Internet par la Commission nationale de la coopération décentralisée (association qu’il préside, dont le label reconnaît les communes promotrices de l’Internet citoyen). J’étudie trois modèles. Le premier, c’est la ville de la performance technique où on expérimente les objets mais qui n’incarne que l’intelligence des ingénieurs. C’est le quartier Songdo de la ville d’Incheon en Corée du Sud ou encore Masdar à Dubai. Le deuxième modèle, c’est la ville qui expérimente, mais avec la municipalité aux manettes, qui tente de former les citoyens aux usages. À Lyon, au sein du LivingLab TUBÀ, ces derniers sont invités à être des bêta-testeurs de nouveaux services, ce qui permet en même temps de diffuser les bonnes pratiques. Le troisième modèle, que je souhaite promouvoir, consiste à faire des habitants des co-concepteurs de la ville intelligente. La ville d’Aarhus, au Danemark, a lancé le projet " Digital Neighbours " qui consiste à identifier ce que veulent les gens pour un quartier et à le coproduire avec eux via un réseau de LivingLabs.
Quels freins au développement de ce modèle ?
EE : Faire des citoyens des co-concepteurs n’est pas facile. Ils sont souvent invités dans le cadre de la démocratie participative et ne viennent pas. À travers le numérique, ils se mobilisent, mais sur certains domaines. Il faut les ramener vers la chose publique. Parmi les propositions que je pourrais inscrire dans le rapport qui sera rendu public en juillet 2017, figure l’idée d’une plateforme qui regrouperait une quinzaine de villes pour un partage d’expériences sur cette question.