Éric Crubézy. La passion de la diversité humaine

Partagez l'article

Vivant・Santé

Éric Crubézy. La passion de la diversité humaine

Portrait Eric Crubézy
© Frédéric Maligne

Il a un pied chez les morts, l’autre chez les vivants. À la tête du laboratoire Anthropologie moléculaire et imagerie de synthèse, ce médecin épris de culture a placé l’anthropologie biologique à la croisée des disciplines et des technologies les plus modernes. Avec une seule obsession : percer le mystère de l’humain.

Par Jean-François Haït, journaliste scientifique.

« Pour comprendre les vivants, il faut s’intéresser aux morts… »

Dans un bureau rénové et nu de la vénérable faculté de médecine de Toulouse, sur les allées Jules-Guesde, Éric Crubézy résume avec une légèreté feinte une question qui le travaille profondément. Ce médecin de 56 ans dirige le laboratoire d’Anthropologie moléculaire et imagerie de synthèse (AMIS). Près de 60 chercheurs y explorent la diversité des populations humaines sur toute la flèche du temps. Des fossiles d’hommes de la préhistoire, observés avec les techniques d’imagerie médicale les plus modernes, en passant par les restes humains plus récents dont on peut analyser l’ADN, jusqu’aux populations contemporaines étudiées avec une approche génétique et génomique. Ceci dans le but de comprendre comment les populations ont migré entre différentes régions du globe, ont interagi avec leur milieu et les maladies qui les affectent. AMIS rassemble donc une foule de compétences : archéologie, médecine légale, microbiologie, génétique, histoire, etc. et explore aux quatre coins du globe : Sibérie, Mongolie, Afrique du Sud, Égypte, Guyane, et… Pyrénées.

Le terrain est depuis longtemps la passion de cet « Occitan de Dunkerque », comme il se qualifie puisqu’il est né dans cette ville du nord de la France, « depuis toujours intéressé par le passé ». À 6 ans, il déterre les vestiges de la seconde guerre mondiale enfouis sous le sable des plages. Adolescent, il passe ses vacances sur des chantiers de fouilles. Il y rencontre deux préhistoriens de renom : Jean Guilaine, futur professeur au Collège de France, et Henri Duday, un des précurseurs de l’archéologie funéraire.

« Il n’y avait aucune formation en anthropobiologie à l’époque. Ils m’ont dit : "Tu dois faire médecine". »

Alors, « grâce à l’ascenseur social français » auquel il voue une reconnaissance sans borne, il se fait carabin mais complète son cursus par des études de biologie, puis d’archéologie avec Jean Guilaine à Toulouse, et soutient sa thèse de médecine sur un cimetière de l’Aveyron puis celle de biologie sur une nécropole de la vallée du Nil.

« Il s’agissait de comprendre les pratiques funéraires à partir des relations de proche parenté entre les défunts. Pour cela, j’ai développé une méthode statistique d’étude des variations anatomiques des crânes. J’en ai examiné plus de 400 ! »

Il n’aura ensuite de cesse d’appliquer les méthodes de médecine légale à l’archéologie funéraire. « En la matière, son étude du cimetière de Montpellier est une référence », souligne le préhistorien Nicolas Valdeyron, du laboratoire TRACES à l’Université Toulouse – Jean Jaurès.

Dans les années 1990, alors qu’il fouille les sépultures des comtes de Toulouse dans la basilique Saint-Sernin, il rencontre Georges Larrouy. Médecin parasitologue, l’homme est aussi un infatigable anthropologue de terrain doublé d’un humaniste. Il travaille depuis les années 1960 sur les populations amérindiennes de Guyane, dont il analyse les caractéristiques du sang via l’hémotypologie pour déterminer les liens de parenté et la dynamique, en mettant les résultats en regard des pratiques culturelles de ces populations.

« Larrouy disait : "Si on veut faire de la biologie sans culture, on prend des drosophiles ou des souris. Avec les êtres humains, il faut toujours intégrer le paramètre culturel " »

se souvient Éric Crubézy.

Ensemble, ils feront se rapprocher l’anthropologie, l’archéologie et la médecine légale. À l’aube des années 2000, lorsque Georges Larrouy, devenu président de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier, recrute Éric Crubézy pour le Centre d’anthropologie de Toulouse qu’il a créé, la fulgurante accélération des méthodes de biologie moléculaire offre la possibilité nouvelle de déchiffrer l’ADN ancien et de le comparer à celui de populations contemporaines. Éric Crubézy commence alors à rassembler les compétences autour du passé et du présent. AMIS naîtra en 2012.

« Au niveau européen, il a créé un des grands laboratoires du domaine, et ce grâce à sa capacité à fédérer »

constate Charles Susanne, anthropologue et professeur à l’Université libre de Bruxelles.

« Il a fait le pari de l’ADN, a su convaincre ses tutelles et attirer des financements. Il a un réel talent pour cela »

souligne Nicolas Valdeyron.

Pour mener à bien ces transformations, il fallait un matériau de recherche de choix. Parce que l’ADN des corps d’Égypte n’est pas suffisamment bien conservé, Éric Crubézy débarque en Lakoutie, une région de l’est de la Sibérie, en 2002. Avec son équipe et les scientifiques locaux, il entreprend la fouille de sépultures gelées, datant du XVe au XIXe siècle, période durant laquelle les populations autochtones entrent en contact avec les Russes venus d’Europe pour les coloniser. Les fouilles des tombes des chefs Iakoutes révèlent que les Russes ont donné la prééminence à cette ethnie qui a provoqué le déclin des autres, décimées par les maladies infectieuses, notamment la tuberculose. Une maladie à laquelle les Iakoutes ont survécu. Éric Crubézy et son équipe cherchent à savoir comment en analysant l’ADN des populations contemporaines.

Un travail de fouilles et d’étude de longue haleine, qui aurait pu rester cantonné à la sphère scientifique. Mais en juillet 2006, l’équipe met au jour la tombe d’une jeune femme dont le corps parfaitement conservé est vêtu avec un raffinement extrême. Les manches de sa tunique sont cousues à leur extrémité, comme pour l’empêcher de revenir nuire aux vivants en se servant de ses mains. Signe que la jeune fille, qu’ils baptisent « Kyys » en référence au lieu où elle a été découverte, avait des pouvoirs magiques redoutables. Elle est probablement une chamane, autrement dit une personne chargée de faire le lien entre les vivants et les morts... Éric Crubézy passe alors sous les feux des projecteurs : film, livres et conférences qu’il donne depuis régulièrement avec un talent de conteur certain.

En conséquence, le patron de labo admet s’être un peu rangé du terrain – 3 mois par an pendant longtemps, 5 semaines aujourd’hui. Ce père de trois grandes filles, qui vit à Bordeaux pour raisons familiales, ne s’octroie que peu de loisirs si ce n’est quelques réunions entre amis et en famille sur son carrelet en Gironde. Il réfléchit à l’avenir d’AMIS, confronté à l’arrivée des « NGS », ou séquençage de nouvelle génération. Il ne s’agit plus de déchiffrer quelques fragments d’ADN, mais tout le génome et l’épigénome, à grande vitesse. Une technologie lourde et coûteuse.

Faudra-t-il choisir entre la biologie et les sciences humaines pour rester dans la course ? « Ça me gênerait d’abandonner le culturel... » résume celui qui regarde désormais vers les économistes et leurs modèles mathématiques susceptibles d’intégrer biologique et social.

« Il sort des zones de confort, explore de nouveaux terrains et lance de nouvelles collaborations. Avec lui, c’est un tourbillon ! »

constate Morgane Gibert, chercheuse CNRS à AMIS.

« Il ose, rien ne l’arrête et il peut être très direct »

remarque Nicolas Valdeyron.

Dans son bureau, Éric Crubézy a placé deux statues de bois figurant un homme et une femme, venues de sanctuaires villageois aux confins de l’Inde et du Népal. Que lui évoquent ces représentations d’un « art premier » qui le passionne ?

« La diversité humaine, bien sûr. Et le fait qu’il existe toujours d’autres façons de penser. »

Dates

  • 1960 : Naissance à Dunkerque (Nord)
  • 1988 – 1991 : Doctorat en médecine puis en biologie
  • 1997 : Intègre le Centre d’anthropologie de Toulouse et lance les analyses de l’ADN ancien
  • 1997 à 2012 : Découvre, fouille et étudie par la technique de l’ADN ancien les plus vieux cas de tuberculose (Égypte), de peste (Montpellier), de variole (Sibérie)
  • 2012 : Création d’AMIS
  • 2016 : Synthèse de 15 années de fouilles en Sibérie : film, ouvrage grand public et publications (à paraître en fin d’année).

Glossaire

  • Hémotypologie : Étude des caractères du sang déterminés par la génétique, dont les groupes sanguins.
  • Épigénome : Ensemble de modifications chimiques de l’ADN qui régulent l’expression des gènes, dans lesquelles l’environnement joue un rôle majeur.

 

Références bibliographiques

  • La mort, les morts et la ville Saints-Côme-et-Damien, Montpellier Xe - XVIe siècles, sous la direction d’Éric Crubézy, Éditions Errance, 2006.

  • Les mystères de Kyys la chamane (réalisation : Marc Jampolski, 2007) ; Kyys, jeune fille des glaces, sous la direction d’Éric Crubézy, Éditions Errance, 2007 ; Hergé archéologue (É. Crubézy, N. Sénégas), Éditions Errance, 2011.

AMIS : laboratoire Anthropologie moléculaire et imagerie de synthèse - CNRS, Université Toulouse III – Paul Sabatier. Ce laboratoire rassemble une soixantaine de chercheurs répartis en 4 équipes : « Paléogénomique des populations anciennes humaines et microbiennes » étudie la coévolution entre les populations et leur milieu (maladies infectieuses notamment) ; « Phylogénie, sélection et macroévolution du genre Homo  » étudie les fossiles d’hommes préhistoriques par l’imagerie afin de comprendre l’évolution et la diversification des hominidés à partir de l’Afrique ; « Médecine évolutive » met en regard les caractères génétiques et leur évolution ainsi que les modes de vie en regard de l’émergence de maladies notamment métaboliques ; et une équipe de médecine légale basée à Paris.

 

  • Écoutez la conférence d'Eric Crubezy donnée le 13 Janvier 2015 dans le cadre des Grands Séminaires de l'Observatoire Midi-Pyrénées.