Gêne sonore des avions : à l'écoute des riverains

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Cultures・Sociétés

Gêne sonore des avions : à l'écoute des riverains

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Boeing 747-400 approchant de l'aéroport de Londres Heathrow, en 2004 © Adrian Pingstone, Source Wikipedia.

Mieux comprendre la gêne sonore engendrée par les avions pour proposer des solutions adaptées aux demandes des riverains. C'est l'objectif de Cynthia Magnen et Julien Tardieu, respectivement chercheure en linguistique et ingénieur de recherche en psycho-acoustique à la Maison des Sciences de l'Homme et de la Société de Toulouse (MSHS-T).

Cet article est paru dans la lettre d’information de l’InSHS de juillet 2019.  Les auteurs, Cynthia Magnen et Julien Tardieu sont partenaires du projet CIGALE (2019-2022) qui vise à élaborer de nouveaux outils pour pallier la gêne due aux émissions sonores des avions. Ce projet est financé par la Direction générale de l’aviation civile (DGAC), co-porté par Ingrid Legriffon, chercheure en acoustique à l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (ONERA), avec la collaboration de Jean-François Sciabica, ingénieur en perception du bruit chez Airbus.

Référence : Magnen C., Tardieu J. 2019, Mieux comprendre la gêne sonore engendrée par les avions pour proposer des solutions adaptées aux demandes des riverains, Lettre de l’InSHS n°60, pp 16-18.

Le bruit des avions

Le bruit des avions est identifié comme un problème majeur depuis le début des années 2000. C’est à cette époque que l’Organisation internationale de l’aviation civile (OACI) a mis en place une « approche équilibrée » visant à réduire ce bruit. Celle-ci était initialement fondée sur quatre piliers que sont :

  • la réduction du bruit à la source,
  • les procédures opérationnelles d’atténuation du bruit,
  • les restrictions à l’exploitation,
  • la planification et la gestion de l’utilisation des terrains.

Ces mesures mises en œuvre par l’ensemble de la filière aéronautique et par les autorités compétentes n’ont pas été sans effet et ont conduit à une stabilisation — voire à une diminution autour de certaines plateformes — du bruit objectivement mesurable. Entretemps cependant, il faut noter que la tolérance générale au bruit a sensiblement diminué, au moins dans les pays occidentaux.

Fait aggravant pour l’aviation, à même niveau intégré, le bruit des avions est jugé plus gênant par les riverains que celui des autres modes de transport (train, automobile). Cet élément confirmé par de nombreuses études montre que la gêne exprimée relève également d’autres facteurs que celui de la simple notion d’intensité sonore sur laquelle sont fondées tant les obligations de certification aéronautique que les réglementations en matière d’exposition au bruit (PEB) et de gêne sonore (PGS).

En conséquence, on assiste depuis quelques années à une recrudescence d’études visant à mieux comprendre la gêne au-delà de la simple intensité sonore. Deux types de travaux ont été entrepris à cet effet : ceux qui se focalisent sur les facteurs acoustiques et ceux qui se focalisent sur les facteurs humains.

Mesure des facteurs acoustiques

Côté facteurs acoustiques, différents travaux se sont attachés à mesurer la perception de stimuli sonores et/ou le désagrément qu’ils pouvaient engendrer en matière de perte de performances cognitives. Les tests perceptifs consistent, par exemple, à demander aux participants de noter les sons sur une échelle de pénibilité ou de noter certaines composantes acoustiques sur des « échelles sémantiques différentielles » (grave/aigu, soudain/progressif, etc.). Les tests cognitifs consistent, par exemple, à demander aux participants d’effectuer des opérations élémentaires durant les phases d’écoute et à mesurer la dégradation de leurs performances en fonction des stimuli présentés (mémoire, scores, etc.).

Étude après étude, de nombreux paramètres ont pu être testés, qu’ils s’agissent de paramètres fréquentiels caractéristiques de certaines sources - comme le bruit de crécelle caractéristique de la soufflante des réacteurs - ou de paramètres temporels, tels que la soudaineté de l’émergence du bruit ou, au contraire, son étalement dans le temps. Ainsi, les acousticiens fondent leurs analyses sur des mesures physiques relatives à des stimuli sonores desquelles ils extrapolent des notions de désagrément perceptif ou de gêne à court terme. C’est essentiellement à partir de ces travaux que sont élaborées diverses métriques qui servent de base réglementaire et normative, que ce soit pour l’industrie aéronautique qui conçoit des aéronefs plus silencieux ou pour les aéroports et les autorités qui définissent les zonages d’exposition au bruit ou à la « gêne ».

Identification des facteurs humains

Côté facteurs humains, sont plutôt interrogés le vécu et les attentes implicites ou explicites des personnes affectées par le bruit.

Généralement, l’identification et l’évaluation de ces facteurs humains se font en établissant des questionnaires envoyés à des personnes ciblées afin de recueillir un échantillon significatif susceptible de participer à des tests plus avancés et d’effectuer une première typologie. Dans un second temps, les personnes acceptant de participer à ces tests sont réunies en groupes de parole restreints, animés par des spécialistes de sciences humaines, afin de permettre la verbalisation de la gêne, sa caractérisation du point de vue humain, spatial et temporel et les circonstances de son occurrence. L’objectif final est de recueillir des profils caractéristiques en matière de conditions sociales et géographiques en fonction de la survenue de la gêne. Des spécialistes de géographie humaine, des psychologues, des sociologues, voire des médecins, interrogent ainsi le ressenti des populations exposées à cette gêne. Il ressort de ces dernières études une expression de la gêne reposant sur des facteurs non acoustiques qui ne peuvent que difficilement se transcrire par des indicateurs acoustiques issus des sciences de l’ingénieur.

Décalage entre le bruit mesuré et l’intensité de la gêne perçue par les riverains

Ce qui apparaît de manière évidente à l’issue de ces nombreuses études, c’est que la sensibilité aux nuisances sonores est bien souvent exacerbée par des conditions personnelles ou professionnelles tout à fait indépendantes au bruit. Il est même fréquent que soient imputées au bruit des considérations qui lui sont tout à fait externes.

Dans le rapport d’information parlementaire sur les nuisances aéroportuaires (mars 2016), la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire de l’Assemblée Nationale conclut en ce sens qu’« il existe un décalage significatif entre l’intensité avec laquelle les populations vivent le bruit et le niveau réel de décibels mesurés [...]. En l’état, le bruit n’explique ainsi que 30 % de la gêne déclarée par les populations, les 70 % restant peuvent être reliés à d’autres facteurs, le constat d’une incapacité à maîtriser son propre espace, la déception et la perte de confiance des riverains à l’égard des pouvoirs publics, l’impression de ne pas être suffisamment entendu [...] ».

Dans ce rapport qui tente de faire un point général sur le bruit des avions et la gêne qu’il induit au niveau national, les conclusions sont convergentes avec celles du rapport du Réseau Thématique Environnement (RTE) du Conseil pour la recherche aéronautique Civile (CORAC, décembre 2015). Elles soulignent notamment que les relations exactes entre la nature éventuellement désagréable des bruits entendus, leur impact à court terme sur les performances cognitives, la gêne à long terme qui peut en résulter et les aspects sanitaires et sociaux (trouble du sommeil, dépression, hypertension) restent en grande partie inconnues. Enfin, reste problématique l’absence d’approche, et même de langage, commune entre les « technologues » et les citoyens sur la question des nuisances sonores en général et sur celles subies par les riverains d’aéroports en particulier. Cette disparité et l’absence de consensus qui en résulte peuvent malheureusement conduire à des décisions d’acteurs publics qui, bien que fondées sur des données objectives, répondent insuffisamment à la demande sociale.

Cabine son CIGALE_inSHS_cynthia magnen
Cabine d’écoute en son 3D © Cynthia Magnen

Le projet de recherche CIGALE

Le projet de recherche CIGALE est né du besoin de pallier le manque de description complète de la gêne due aux émissions sonores des avions. Les chercheurs de différentes disciplines scientifiques - tels que l’aéronautique, l’ingénierie, l’acoustique, la psychoacoustique, la psychologie sociale et environnementale et la linguistique - réunis autour de ce projet postulent qu’il est possible de modéliser plus finement les mécanismes de gêne et de développer des techniques innovantes de compensation ou de réduction de gêne en conciliant les deux types d’études sur les facteurs humains et les facteurs acoustiques.

Plus précisément, il est question d’élaborer conjointement de nouveaux outils et méthodes destinés à tous les acteurs impliqués dans l’étude de la gêne afin de mettre en relation les différents types de facteurs identifiés jusqu’alors individuellement par les différentes disciplines. La prise en compte de la relation entre ces facteurs peut ainsi permettre de cibler d’éventuelles interactions et préciser les facteurs pertinents à inclure dans les nouvelles études à la fois en laboratoire et sur le terrain.

Terrains de recherche

Le choix des terrains d’étude (Paris-Charles-de-Gaulle et Toulouse-Blagnac) résulte d’échanges avec la DGAC. Les deux aéroports sélectionnés sont pertinents, d’une part en ce qu’ils ne présentent pas de couvre-feu et autorisent les vols de nuit, d’autre part en ce qu’ils prévoient une augmentation substantielle du nombre de mouvements dans les années et décennies à venir. Avec ces deux aéroports qui présentent des volumes de mouvements très différents, l’étude couvre ainsi un maximum de situations rencontrées par les riverains. Cette disposition du projet permet à des équipes complémentaires (ONERA et MSHS-T) de comparer les travaux issus des deux sites. Ils pourront bien évidemment être étendus à d’autres sites dans le futur. Les travaux conduits dans le projet CIGALE — qu’il s’agisse de tests perceptifs et cognitifs en laboratoire ou d’études de terrain — prendront en compte deux ensembles de scénarios : des scénarios représentatifs de la situation actuelle du trafic aérien et des scénarios hypothétiques de ce que pourrait être le trafic à l’horizon 2035. Pour Paris-Charles-de-Gaulle comme pour Toulouse-Blagnac, ces scénarios 2035 sont fondés sur des hypothèses d’un accroissement du nombre de mouvements en cohérence avec l’augmentation constatée sur les vingt dernières années et avec les prévisions moyennes effectuées au niveau mondial.

Des outils à destination des chercheurs

L’étude vise en premier lieu à développer des outils à destination des chercheurs en laboratoire. Ces outils doivent permettre d’élaborer des protocoles représentatifs des situations d’exposition et de recruter des groupes homogènes de participants relativement à ces situations. Un document de référence sera tout d’abord conçu sur la base d’un travail de synthèse réalisé par les chercheurs à partir des résultats décrits dans la littérature scientifique et de ceux obtenus dans les travaux élaborés dans le cadre du présent projet (enquêtes, entretiens, expériences en laboratoire). Ce document de référence comportera deux types d’informations : les critères individuels impliqués dans la gêne et les critères contextuels décrivant les situations d’exposition au bruit des avions. Il fournira également des évaluations qualitatives et quantitatives de la gêne exprimée dans différentes situations d’exposition par différents types d’individus. Les chercheurs pourront ainsi s’appuyer sur ces informations pour élaborer leurs protocoles expérimentaux sur l’étude de la gêne. À partir des critères individuels et contextuels pertinents, mis en évidence dans le document de référence, il sera possible d’élaborer des fiches de synthèse sur les différents profils de riverains impactés par la gêne, sur le type de gêne vécue et de créer ainsi une base de données avec les personnes acceptant de participer à des tests.

Perceptrion_projetCIGALE_exploreur
Tâche de spatialisation du son
du Perceptrion,une table
permettant une tâche de tri libre,
utilisée pour étudier la perception
des sons (parole, musique,
sons de l'environnement)
© Frédéric MALIGNE, MSH-T,
CNRS Photothèque

Co-conception de solutions pour réduire la gêne aéroportuaire

Des riverains et des acteurs impliqués dans les problématiques liées au bruit aéroportuaire seront invités à échanger dans le cadre d’ateliers collaboratifs afin d’imaginer ensemble des solutions pour réduire la gêne ou, au moins, maintenir un même niveau de gêne, en fonction des situations vécues concrètement ou envisagées dans le futur (accroissement du trafic par exemple). Il s’agit donc de proposer une traduction opérationnelle du document de référence accessible sous forme de fiches techniques qui présentent des solutions pour la réduction de la gêne.

Ces fiches techniques s’adresseront plus particulièrement aux professionnels impliqués, soit dans le développement pour réduire cette gêne lors de la construction des aéronefs, soit dans la construction de nouveaux cadres de vie aux pourtours des aéroports. Elles seront découpées en plusieurs parties :

  • un rappel des différents facteurs de la gêne telle que définie par les habitants,
  • un descriptif des aménagements susceptibles de réduire la gêne qui pourraient être réalisés rapidement,
  • les actions de compensations envisagées qui pourraient rendre la gêne plus tolérable.

En impliquant les habitants et acteurs impliqués dans cette problématique dans un atelier de co-conception, les solutions envisagées seront d’autant plus réalistes qu’elles prendront en compte les différentes expériences, ressentis et contraintes.

Dissémination des résultats auprès des publics spécialisés

L’ambition du projet CIGALE est d’apporter des éléments de compréhension de la gêne aéroportuaire afin de trouver des solutions réalistes et concrètes de réduction de cette gêne. En ce sens, il est crucial d’assurer une visibilité importante des travaux menés et des résultats obtenus dans le cadre du projet. Aussi, les outils de référence et les fiches techniques seront diffusés et rendus accessibles via un portail web. Ce portail et les différents outils ont vocation à évoluer au fur et à mesure de leur utilisation par d’autres acteurs intéressés par les questions de gêne aéroportuaire. Par exemple, les chercheurs pourront soumettre leurs données (évaluations quantitatives et qualitatives) afin de compléter et d’enrichir le document de référence initial.

Il faut souligner que le projet de recherche CIGALE vient compléter des études conduites dans d’autres pays, au niveau européen ; il contribue en ce sens au maintien et au développement des compétences françaises en la matière. Au-delà des résultats proprement dits, ce projet entend aussi et surtout harmoniser les études sur la gêne aéroportuaire en proposant des outils communs testés à la fois sur le terrain et dans le laboratoire. Les chercheurs des différentes disciplines entendent ainsi aboutir à un ensemble de préconisations méthodologiques qui pourront servir de modèle pour des études ultérieures autour d’autres plateformes aéroportuaires que Paris-Charles-de-Gaulle et Toulouse-Blagnac.

Enfin, il faut préciser à nouveau que le projet CIGALE, constitué de recherches amont portant sur la compréhension de la gêne liée au bruit des avions, entend répondre principalement à une problématique sociale qui devrait intéresser au premier chef les autorités et les gestionnaires de structures aéroportuaires.

 

MSHST : USR3414, CNRS / Université fédérale Toulouse-Midi-Pyrénées