Les deux faces du masque sanitaire : deux voies pour le monde d’après

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Cultures・Sociétés

Les deux faces du masque sanitaire : deux voies pour le monde d’après

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© Willfried Wende, par Pixabay

Une face tournée vers notre corps, l’autre vers autrui : le masque sanitaire est un outil double face au sens littéral. Mais le masque est aussi double face au sens figuré. Cet objet recouvre en effet de façon spectaculaire les deux voies qui s’offrent à nous pour rejoindre le monde d’après.

Par Franck Cochoy, enseignant-chercheur à l’Université Toulouse Jean Jaurès, au
Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (LISST) et membre sénior de l’Institut Universitaire de France
 

La première voie poursuit l’économie moderne héritée de la révolution industrielle et amplifiée tout au long du vingtième siècle. Le masque chirurgical jetable est un produit éminemment moderne : efficace, scientifiquement conçu et amélioré pour préserver la vie des personnes (une fonction unanimement valorisée). À sa modernité technologique s’ajoute sa modernité marchande, particulièrement lisible sur son conditionnement.

L’expression de la modernité

emballage masque moen
Emballage du masque facial moen

 

Sur l’emballage du masque moen, le type et l’usage du produit sont précisément définis. Il s’agit d’un « masque facial médical jetable » répondant à des spécifications très précises, tant en matière de dimension (175 x 95 mm) que de couleur (« blue and white ») et de composition (fibres non tissées). La destination du produit est indiquée — « protection respiratoire du personnel concerné » — et nous apprend implicitement, au passage, que le fabricant n’envisage pas d’autre usage que professionnel, ce qui contraste fortement avec la demande du public qui s’est faite jour pendant la pandémie. Le contexte sanitaire a certes modifié l’intérêt économique de l’entreprise mais le ciblage des professionnels est souvent une stratégie marketing efficace pour attirer les profanes !

Cet usage est par ailleurs précisé : « [ce masque] peut filtrer les particules présentes dans l’air, bloquer les postillons et des microorganismes variés ». La durée de péremption de deux ans est mentionnée. Une marque, « moen » vient engager la réputation et la responsabilité du fabricant qu’il est possible de contacter, voire de poursuivre en cas de problème, grâce à l’indication d’une adresse précise à Guandong, en Chine. Nous sommes à l’évidence en présence d’un produit globalisé, en l’occurrence un produit « made in China » conçu pour circuler dans le monde entier, et en particulier en Europe et aux États-Unis, comme l’atteste la reprise des spécifications requises par la Food and Drug Administration américaine et les instances européennes. Plusieurs autres logotypes internationaux rendent lisibles diverses propriétés comme le caractère hypoallergénique du produit, son caractère à usage unique et jetable et son intégrité. Enfin, l’impression d’un code-barres relie le produit à l’infrastructure universelle qui permet sa commercialisation à l’échelle internationale. Bref, le masque jetable est un produit manufacturé, marqué, traçable, mesuré, certifié, marchand, globalisé, packagé ; en un mot : un produit moderne…

 

Dernier avatar de la société du jetable

Mais les produits modernes, au cours du temps, ont montré qu’ils sont porteurs non seulement des promesses qu’ils mettent en avant mais aussi de lourdes menaces d’autant plus redoutables qu’elles restent longtemps cachées, et le masque chirurgical n’échappe pas à cette fatalité. Ce masque est en effet l’un des derniers avatars de la société du jetable, au côté d’un cortège de produits à usage unique — Kleenex, tampons et serviettes hygiéniques, couches, gobelets, sacs de caisse… — qui gaspillent les ressources naturelles et polluent l’environnement (Hawkins, 2020). Le « polypropylène » dont notre masque jetable est constitué le range parmi l’immense famille des produits en matières plastiques dont l’on connaît désormais les effets délétères sur les écosystèmes ; son inscription dans les échanges globalisés à grand renfort de containers et de cargos nourrit les émissions de carbone qui réchauffent inexorablement la planète ; son rejet sauvage dans la nature, de plus en plus criant, fait peser non seulement un risque écologique mais aussi sanitaire : en quelques semaines, après avoir ardemment désiré ces masques puis s’en être gavés, voici que nos sociétés commencent, grâce à la vigilance de lanceurs d’alerte et au relais des médias, à en inventorier les dangers.

 

La puissance du « one best way »

Le masque jetable témoigne d’une gestion à courte vue de l’hygiène hospitalière. Une puissante promotion des équipements et dispositifs médicaux à usage unique — seringues, sur-blouses, mais aussi cathéters, prothèses… — en lieu et place de leurs équivalents stérilisables et réutilisables expose le public à des contaminations à l’extérieur des établissements de soin, au gaspillage et aux surcoûts auxquels seuls des pays moins fortunés comme l’Inde ont été jusqu’ici sensibles (Economic and Political Weekly, 1996). La crise de Covid-19 a pour effet tragique de relancer l’industrie du plastique, qui ne craint pas d’exploiter avec opportunisme la pandémie en proclamant que « le bon usage du plastique sauve des vies », en se gardant bien d’ajouter qu’il tue aussi la planète, et de rappeler, dans le cas des masques, que jusqu’aux années 1970 il existait des modèles chirurgicaux lavables et réutilisables tout aussi performants que leurs équivalents jetables (Strasser and Schlich, 2020). L’une des grandes astuces de la modernité consiste en effet, depuis Taylor, à promouvoir l’illusion d’un « one best way », et à faire croire que les solutions alternatives étaient forcément moins efficientes que celles qui ont été ou se sont imposées pour des raisons qui tiennent autant aux propriétés techniques de ces solutions qu’au talent et à la force sociale de leurs promoteurs.

 

La voie du « fait maison »

Seules des circonstances bien particulières, et pour tout dire exceptionnelles, peuvent redonner une chance aux alternatives écrasées par le rouleau compresseur de la « nécessité » moderne. Or, la pandémie et la pénurie momentanée de masques jetables relèvent de ce type de circonstances, ouvrant ainsi la deuxième voie évoquée plus haut : celle des masques en tissu « faits maison ». En apparence, ces masques peuvent apparaître, tels les ersatz de jadis, comme des imitations pathétiques des masques industriels dont ils n’approcheront jamais le confort, les qualités et les performances. Comparés aux masques sanitaires jetables, les masques faits maison sont des pis-aller, des « ça vaut mieux que rien », une expression endémique dans les témoignages que nous avons recueillis au cœur du confinement, dans notre enquête Maskovid (en cours). Pourtant, à bien y regarder, ces masques, bien loin de se limiter à de pales imitations de leurs homologues jetables, introduisent une triple rupture à leur encontre : tandis que les masques jetables sont manufacturés, achetés et jetés, les masques « faits maison » sont autoproduits, donnés et réutilisés.

 

Autoproduction et entraide collective

Significativement, dans nos témoignages, fabrication et don sont très fréquemment associés, et ces dons concernent autant les proches (« actuellement, j’en couds pour mes enfants, mon frère et sa famille », témoigne Florence, 59 ans, sans emploi en Haute-Garonne ») qu’un public plus général : « J’ai commencé à faire des masques, à fabriquer des masques en tissu. Je suis une couturière amateur. Et commençant à en avoir un petit peu je vais donner les autres à ma pharmacie », nous raconte Claire, 43 ans, accompagnante des élèves en Situation de Handicap dans l’Eure et Loire ; « j’ai confectionné des masques en tissu pour qu’une pharmacienne les donne à des personnes à risque », rapporte Sandrine, 36 ans, responsable des effectifs de production dans le Tarn-et-Garonne.

Les masques faits maison, à la protection moins certaine que celle des modèles standardisés possèdent néanmoins de nombreux avantages : ils sont lavables et réutilisables, économes à fabriquer, moins coûteux à l’usage, et surtout, peut-être, vecteur de fierté personnelle et de lien social. De façon significative, ceux qui font leurs masques et les donnent autour d’eux en retirent une satisfaction personnelle qu’ils sont heureux d’exprimer et de partager autour d’eux et avec nous ; ils ne comparent quasiment jamais leurs créations avec les masques « professionnels » et oublient souvent d’en mentionner le caractère moins protecteur. L’autoproduction des masques contribue ainsi à apaiser les frustrations de la pénurie, et à retourner des inquiétudes personnelles en entraide collective.

 

Entre archaïsme et futurisme

Plus encore, les masques faits maison sont à la fois archaïques et futuristes. Ils sont à l’évidence archaïques, puisqu’ils nous ramènent vers un monde que l’on croyait disparu : on avait presque oublié qu’il existait encore des magasins de tissu et des merceries ; jamais on n’aurait soupçonné que dormaient dans nos maisons autant de machines à coudre des siècles passés. Les masques faits-maison réveillent des capacités productives endormies, et permettent la conversion soudaine de passions privées en gloires publiques, comme le montrent la prolifération des échanges sur les sites de partage de vidéos et les réseaux sociaux.

On touche ici à la dimension futuriste de l’autoproduction des masques. En effet, leur fabrication ne mobilise pas uniquement du tissu, du fil, des élastiques et des machines à coudre, mais aussi des tutoriels glanés sur Internet, des échanges postés sur des forums, un référentiel AFNOR, un désormais célèbre patron mis en ligne par le CHU de Grenoble, etc. Les masques ont vite été rejoints par leur variante plastifiée produite à l’aide d’imprimantes 3D. Plus encore, et comme l’a montré Morgan Meyer, les masques faits maison, loin de puiser uniquement du côté des compétences de nos grands-mères, sont largement l’œuvre des biohackers qui se sont mobilisés dès le mois de février de Hong-Kong à San Francisco pour proposer les solutions ascendantes et participatives en vogue dans le monde futuriste des fablabs, des hackatons, des lead users, du do-it-yourself, de la co-création, et plus généralement des partisans du logiciel libre et des alternatives créatives au capitalisme classique.

 

Regarder les choses en face

Il sera intéressant de voir, dans les mois qui viennent, lesquelles des voies ouvertes par le masque se referment ou se prolongent, voire s’hybrident. Certes, à mesure que la pénurie régresse, il est très probable, que nous assistions à l’éviction rapide des masques faits maison au profit des masques industriels : ceux qui favorisent le moindre effort, garantissent la meilleure protection et apportent le plus grand confort, fût-ce au prix d’un coût plus élevé et d’une pollution problématique. Il est aussi prévisible, bien sûr et heureusement, que le masque, quelles qu’en soient les formes, soit rapidement oublié, si par chance la pandémie en vient à s’effacer. Devrons-nous choisir entre solutions durables et poursuite du gaspillage, entre surconsommation et économie circulaire, entre préservation des ressources et société du jetable, entre société solidaire et économie marchande ? Le masque ne fait qu’illustrer de façon pédagogique et spectaculaire d’autres choix que la pandémie a rendu sensibles : toutes les pistes cyclables provisoires et les vélos remis en piste resteront-ils en place ou n’auront-ils été que des palliatifs temporaires ? Toutes les réunions Zoom finiront-elles par convaincre qu’il est absurde de prendre l’avion pour participer à une réunion de deux heures organisée dans une autre ville ? Toute la suspension de la consommation furieuse pour le repli sur les commerces essentiels et la vie ordinaire amènera-t-elle à revisiter l’importance de l’essentiel et de l’accessoire, ou le gaspillage reprendra-t-il très vite tous ses droits ? Les deux faces du masque posent un terrible défi, quand l’on connaît d’une part les irréversibilités mortifères associées à l’urgence climatique, et d’autre part le désastre économique et social que la récession a produit.

 

Références bibliographiques

  • Cochoy, F. (2020), « Mais d’où viennent les masques des passants ordinaires ? », Sciencces Humaines, 21 avril 2020.
  • Economic and Political Weekly (2020), “Reuse of ‘Disposable’ Medical Supplies: Safety, Ethics and Economics,” Economic and Political Weekly, Vol. 31, No. 13 (Mar. 30, 1996), pp. 806-809.
  • Hawkins, G. (2020), “Detaching from plastic packaging: Reconfiguring material responsibilities,” Consumption, Markets and Culture (forthcoming).
  • Strasser, B. J. and Schlich, Th. (2020), “A histtory of the medical mask and the rise of throwaway culture,” The Lancet, May 22.

 

LISST : Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (CNRS, Université Toulouse – Jean-Jaurès).