Comment vivre en colocation avec un ours ?
Depuis la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées avec Ziva en 1996, les attaques du plantigrade contre les troupeaux mettent les nerfs à vif de certains éleveurs et font la Une des journaux. En 2021, sur le terrain, la situation est plus complexe et contrastée. Les acteurs du pastoralisme s’avèrent beaucoup plus enclins à imaginer une cohabitation pacifiée entre l’humain et l’animal. La thèse d’Alice Ouvrier appréhende cette thématique de façon dépassionnée. Présentations.
Par Alexandra Guyard, de l'équipe Exploreur.
Pour mieux comprendre la façon dont l’ours et l’Homme évoluent aujourd’hui côte à côte au cœur du massif pyrénéen, c’est au sein d’une estive, pâturage de montagne, qu’il convient de se placer. La préparation de la saison bat son plein, les ministères de l’Agriculture et de la Transition écologique ont annoncé début mai réserver plus de 4 millions d’euros, soit un budget en hausse de 25% pour financer des bergers, la formation des pâtres, des chiens de protection, des clôtures, les ruchers ou encore des abris d’urgence. C’est donc , au cœur l’Ariège sur l’estive d’Ourdouas, dans la vallée du Biros, qu’ont commencé, il y a quelques mois, les recherches d’Alice Ouvrier, diplômée en éthologie et écologie, doctorante depuis décembre 2020 au laboratoire GEODE.
Humain et animal : une longue histoire du vivre ensemble
Des scientifiques de tous les continents font état et analysent des conflits entre humains et non humains. Beaucoup d’études se sont penchées sur l’attitude des populations locales face à ces animaux comme pour le lynx pardelle en Espagne, le gypaète barbu dans les Alpes, le cheval de Przewalski en Mongolie, le tamarin lion doré au Brésil et le loup gris dans le parc du Yellowstone. Les réintroductions d’espèces sauvages sont des processus longs et délicats avec un fort enjeu de conservation des espèces. C’est pourquoi recueillir l’attitude des populations est primordiale pour garantir le succès de ces projets en réduisant par exemple les risques de braconnage. Sans oublier que les conflits entre humains et non humains ne sont pas seulement inféodés aux espèces réintroduites. Dès lors que l’espèce induit des dommages économiques, physiques, ou matériels, il peut y avoir un conflit, comme au Sri Lanka avec les éléphants, au Népal avec les tigres et en Guinée avec les chimpanzés. Enfin, en allant plus loin et même si on a tendance à moins y penser, il y a aussi des conflits avec des espèces animales bien plus discrètes comme les moustiques, les limaces et même les bactéries !
L’estive : lieu de rencontres
L’ours côtoie l’Homme et ses activités dans les estives dont les contours sont tout autant déterminés par les groupements d’éleveurs d’une vallée que par les contraintes géomorphologiques, avant d’être certifiés par la Direction départementale du territoire (DDT). C’est à cette échelle que la chercheuse a d’abord travaillé à la mise en place de protocoles méthodologiques. Les prochains mois vont désormais lui permettre d’élargir son périmètre de recherche. Pour les trois prochaines années, Alice Ouvrier travaillera sur trois estives différentes situées dans l’Ariège, à un endroit où la présence de l’ours est particulièrement importante : 2/3 des ours sur les 60 spécimens que comptent les Pyrénées, probablement car ils sont moins dérangés dans cette zone.
« Nous serons en liaison avec des bergers et éleveurs concernés par le retour des ours et désireux de trouver des solutions afin de mieux cohabiter avec lui.
Au-delà de l’enquête de terrain que nous menons, nous nous appuyons aussi sur les données récoltées par nous-mêmes par le biais d’un réseau de pièges photographiques, et des données de partenaires institutionnels en charge du suivi de l’ours (données de prédation et indices de présence) »
précise Alice Ouvrier, doctorante de l’Université Toulouse Jean Jaurès, thèse sous la direction de Rupert Vimal, chercheur CNRS, spécialiste des relations entre l’Homme et la nature.
Vers des politiques publiques adaptées au terrain
Pour rappel, la réintroduction de l’ours a été impulsée par l’État du fait de la baisse drastique du nombre d'individus qui étaient chassés du côté français et victimes de l’anthropisation du milieu naturel. Alors que l’on comptait 150 ours au début du XXe siècle, il ne restait, en 1995, plus que cinq individus localisés dans le Béarn.
Longtemps, cette politique de l’État n’a pas tenu suffisamment compte des réalités de terrain et des contraintes très concrètes des éleveurs. Aujourd’hui, l’État recommande, voire finance un triptyque de protection : un troupeau regroupé par un berger, un parc de nuit clôturé et électrifié et des chiens de protections (les fameux patous, notamment). Pour les indemnisations, il faut qu’au moins une de ces conditions soit remplie (très peu d’estives possèdent les trois protections). La plupart du temps, la mesure appliquée est la présence du berger.
Pas toujours simple selon le lieu considéré, la topographie, la fréquentation de l’estive par des randonneurs, etc. Un peu la quadrature du cercle en quelque sorte...
Face à face avec diverses réalités
Au-delà de la médiatisation de certaines affaires comme la disparition de l’ourse Cannelle en 2004 tuée par un chasseur et les manifestations en 2018 à Ainsa en Espagne contre les réintroductions des plantigrades dans les Pyrénées, la réalité de la présence de l’ours et de son rapport aux hommes est beaucoup plus complexe, si on écoute ceux qui vivent du pastoralisme.
« Personne n’est vraiment pour ni vraiment contre l’ours ; l’écoute des acteurs révèle un continuum d’opinions très contrastées dans chaque estive »
précise la doctorante.
Ce qui rend d’autant plus complexe la prise de décision de l’État. En effet, chacune de ces estives a son caractère propre relevant de la topographie du lieu, de son accès plus ou moins aisé mais aussi du caractère et du vécu des éleveurs qui la composent (histoire familiale ou individuelle, rencontre ou non avec l’ours etc.).
La rencontre avec les populations de bergers, le recueil de leurs témoignages et l’observation in situ est au cœur de la thèse d’Alice Ouvrier tout comme l’observation de l’ours. Pour cela, elle a mis en place des pièges photos pour déterminer son comportement dans les estives. Cela permettra notamment de cartographier les points de passage des ours, animaux solitaires et territoriaux, de dresser leurs habitudes, et de confronter aussi leurs passages avec ceux des brebis.
N’est pas ours qui veut !
À savoir que les populations d’ours sont loin d’être homogènes. Certaines estives sont plus fréquentées que d’autres par les ours. À cela s’ajoute la personnalité de chaque ours. Si chaque berger est différent, chaque plantigrade l’est aussi. Même si l’ours reste un animal solitaire ayant peur de l’homme, contrairement au loup qui agit en meute par exemple. Certains se révèlent plus prédateurs que d’autres (et les ours slovènes le seraient davantage que ceux d’origine aux dires de certains bergers). Certaines circonstances aussi peuvent avoir une influence sur leur comportement. Le manque de nourriture à disposition comme les fruits par exemple peut amener l’ours à se rabattre sur les brebis. L’ours peut aussi attaquer par opportunité. Il est impossible de réguler tout cela.
« Chaque animal réagit différemment face à la présence de l’Homme. Il est donc délicat de penser une macro-politique. La difficulté réside dans un double conflit : le « conflit » entre les humains (par le biais des brebis) et les ours ; et l’État qui, pour apaiser ce conflit, se concentre principalement sur la recommandation des moyens de protection des troupeaux (berger, parc de nuit, chiens). En réalité, les éleveurs souhaitent que l’Etat considère la difficulté de mettre en œuvre ces moyens de protection sur certaines estives. »
développe Alice Ouvrier.
Est-il donc impossible de penser une cohabitation pacifiée ?
Malgré tout, les bergers et éleveurs réintègrent de plus en plus la présence de l’ours dans leur quotidien. Ils font donc davantage attention à leurs troupeaux, les surveillent et veillent à ne pas laisser le « frigo ouvert », plaisante Alice Ouvrier. Quant à l’État, il prend davantage en compte l’échelon local dans sa prise de décision. Car le succès d’implantation de l’ours, encore bien fragile, passera nécessairement par une adhésion des acteurs locaux. Aujourd’hui l’équilibre est plus que jamais fragile entre l’Homme et l’animal. La population de l’ours dans les Pyrénées reste encore trop faible et peu hétérogène d’un point de vue génétique pour assurer de façon certaine la préservation de l’espèce dans ce milieu naturel.
C’est donc certainement dans une meilleure prise en compte des réalités de terrain, à l’échelle micro-locale que l’Homme et l’ours pourront cohabiter, avec par exemple une réflexion autour de nouvelles techniques d’effarouchement, comme pour les loups avec des dispositifs odorants ou ultrasonores. C’est dans ce sens aussi que s’inscrit ce projet de thèse soutenu par les pouvoirs publics et financé par la Dreal (Direction Régionale Environnement Aménagement Logement) ainsi que par la Fondation François Sommer pour mieux étudier cette réalité de terrain encore peu connue. L’ours n’a pas encore révélé tous ses mystères.
Référence bibliographique
- Vimal, Ruppert & Pivot, Anne-Lise & Rohrbacher, Aline & Ferrer, Lluís. (2019). Estive en partage: interactions entre ours et pastoralisme dans les Pyrénées.
- Piédallu, B., Quenette, P.-Y., Mounet, C., Lescureux, N., Borelli-Massines, M., Dubarry, E., Camarra, J.-J., Gimenez, O., 2016. Spatial variation in public attitudes towards brown bears in the French Pyrenees. Biological Conservation 197, 90–97.
GEODE : Laboratoire Géographie de l’environnement, CNRS, Université Toulouse - Jean Jaurès