Urgence climatique, le rôle déterminant des ingénieurs

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Maths・Ingénierie

Urgence climatique, le rôle déterminant des ingénieurs

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© Tim Swaan, by Unsplash

Les ingénieurs vont être amenés à jouer un rôle clé dans les transformations technologiques et sociétales nécessaires à la réduction des émissions de gaz à effet de serre et à l’atténuation des effets du changement climatique. Le climatologue Christophe Cassou - auteur principal du GIEC - et l’économiste Julien Lefèvre - contributeur du GIEC -, partagent leurs regards sur les défis prioritaires à l’occasion des « Assises de la Recherche en Ingénierie : Sciences en conscience, enjeux écologiques et de société » qui se déroulent à Toulouse du 4 au 8 juillet 2022.

Propos recueillis par Emmnanuelle Durand Rodriguez, journaliste.

Quel est le rôle des ingénieurs face à l’urgence climatique ?

Christophe Cassou : Les ingénieurs ont un rôle particulier et essentiel à jouer dans les technologies structurantes pour atténuer les effets du changement climatique et atteindre la neutralité carbone vers 2050-2060. Leurs compétences sont attendues dans tous les secteurs : l’énergie, le logement, les bâtiments, la mobilité...

Julien Lefèvre : Dans un environnement sous contrainte climatique, les ingénieurs devront jouer un rôle déterminant en matière d’innovation technologique mais également dans des dimensions sociétales plus larges. Par exemple, une planification urbaine qui vise à réduire les distances domicile-travail-loisirs peut permettre la réduction de nos besoins de mobilité sans impacter notre bien-être. Ces mesures de « sobriété organisée » nécessitent d’innover et mobilisent l’ingénierie à de multiples niveaux.

Pourquoi faut-il atteindre la neutralité carbone ?

CC : Nous vivons une rupture par rapport à la variabilité naturelle du climat, un moment inédit pour l'espèce humaine, ce que j’appelle un voyage sans retour en territoire inconnu. Ce n’est donc pas un choix politique de se passer des énergies fossiles mais une contrainte géophysique liée à des lois physiques intangibles si l’on veut limiter le changement climatique. Toute molécule de CO2 additionnelle qui s’accumule dans l’atmosphère concourt au réchauffement climatique. Dans ce contexte, chaque action compte et l’objectif de baisse des émissions de carbone pour atteindre la neutralité concerne toutes les composantes des activités humaines : techniques, technologiques, économiques et liées à nos modes de vie.

JL : Nous devons accepter une double injonction : agir sur les causes du changement climatique - ce que l’on appelle l’atténuation -  et sur les conséquences des changements climatiques qui vont se produire de toute façon, ce que l’on appelle l’adaptation. Le seuil de 1,5° inscrit dans l’accord de Paris sera franchi dans la décennie 2030 ; les  2° seront atteints au cours de la décennie 2050 et un niveau de réchauffement de l'ordre de 3° à 3,5° est à craindre d’ici à la fin du siècle si l’on se cale sur les promesses inscrites dans le pacte climatique de Glasgow adopté lors de la COP26 de novembre 2021. Pourtant nous avons une brève fenêtre d’opportunité pendant laquelle nous avons encore la possibilité d’assurer un avenir viable.

Comment vos travaux de recherche peuvent-ils contribuer à l’atténuation des effets du changement climatique ?

JL : Mon travail de recherche est consacré à l'évaluation des impacts socio-économiques liés aux actions destinées à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) et à atténuer le changement climatique. Nous nous appuyons sur des scénarios prospectifs - qui décrivent les transformations socio-économiques, énergétiques et d’usage des terres - que nous quantifions à l’aide de modèles dits intégrés qui représentent l'interaction entre différents choix énergétiques et économiques et qui modélisent les impacts macroéconomiques et les effets sectoriels : quels impacts liés à la transition bas-carbone sur la dynamique des différents secteurs de l’économie, sur l’emploi dans ces secteurs ? etc.                

CC : Quelques scénarios représentatifs sont ensuite traduits en émissions de gaz à effet de serre et usage des sols que nous intégrons dans nos modèles géophysiques pour déterminer les niveaux de réchauffement, les changements dans les facteurs générateurs d’impacts (aléas climatiques comme les canicules ou les pluies extrêmes) sur les écosystèmes et les sociétés humaines.

Quelles sont les trajectoires d’atténuation privilégiées par le GIEC ?

JL : Les travaux du GIEC - Groupe Intergouvernemental d’Experts sur l’évolution du Climat - reflètent l’éventail des trajectoires d’atténuation envisagées dans la littérature scientifique. Ces trajectoires s’appuient sur le déploiement intensif des énergies renouvelables et à des degrés divers sur le recours futur à des technologies d’émissions négatives (par capture et stockage du CO2 déjà émis) ou une faible demande d’énergie via des changements de comportement, de systèmes de provision des services de logement ou de transport et plus largement des modes de production et consommation (économie circulaire, collaborative, etc.). Les trajectoires de plus faible demande d’énergie offrent le plus de synergies entre atténuation du changement climatique et autres objectifs de développement durable (e.g. protection de la biodiversité)

Le coût économique de l'absence d'action est-il établi ?

CC : Les études montrent que le coût de l'inaction serait immense et surtout plus élevé que celui de l'action. Au-delà d’1,5° on va vers des risques en cascade qui vont toucher, entre autres, les rendements agricoles, les ressources halieutiques et donc la sécurité alimentaire, avec tous les risques économiques et de déstabilisation sociale qui en découlent.    

JL : Si l’on prend en compte uniquement les politiques d’atténuation (sans les bénéfices d’un climat moins dégradé), on évalue le coût économique à quelques points de PIB à horizon 2050 c’est-à-dire un impact faible au regard des enjeux. Et c’est sans compter sur les co-bénéfices importants apportés par l’amélioration de la disponibilité de l'eau, de la qualité de l’air, de la santé et de l’accès à des sources d’énergie modernes et propres.     

Faut-il opposer innovation technologique et sobriété ?

CC : L'efficacité technologique et l'innovation sont indispensables mais ce serait un pari très risqué que de ne compter que sur l’innovation technologique. Le solutionnisme technologique apparaît de plus en plus comme un discours du frein à l'action qui maintient l’économie dans un statu quo dangereux.

JL : Les visions court-termistes peuvent nous amener à faire de mauvais choix, c’est ce que le GIEC appelle la maladaptation qui fait croître les vulnérabilités, les inégalités et les températures : par exemple le développement de la climatisation ou des bassines en agriculture.

Pourquoi l'innovation n’est-elle plus associée à l'idée de progrès ?

JL : La notion de progrès devrait être associée à une autre façon de concevoir le futur. En réalité seuls les scénarios intégrant la sobriété et une réduction des besoins en énergie, en eau, en ressources, etc. sont compatibles avec les limites planétaires. Tout projet de société qui n'inclut pas la sobriété n'est donc pas crédible à mes yeux. En même temps, il faudrait se baser sur des indicateurs fondamentaux qui tiennent compte de la justice sociale et du bien-être en plus d’indicateurs économiques limités comme le PIB.           

CC : J’ajoute que la sobriété est à différencier de petits gestes individuels. Selon la définition du GIEC, c'est l'ensemble des politiques, des mesures et des pratiques quotidiennes qui évitent des demandes d'énergie, de matières premières, de terre et d'eau tout en assurant le bien-être de tous dans les limites planétaires.

De ce point de vue les leviers sont considérables, le potentiel de réduction des émissions de GES est estimé entre 40 et 70% à l'échelle mondiale à l'horizon 2050. C'est considérable. Les mesures de sobriété ne sont pas ‘punitives’, mot qui s’apparente aujourd’hui à des éléments de langage qui justifient l’inaction.  Par exemple la réduction de la vitesse maximale sur l'autoroute de 130 km/h à 110 km/h. C'est une mesure de sobriété rapide, simple et très efficace puisqu’elle permet de diminuer de 15 à 20% environ les émissions GES du parc automobile et elle n’attente pas à notre liberté de se déplacer et plus généralement à notre mode de vie. Où est le punitif ici ? La vraie punition, c’est le changement climatique et ses effets qui nous rendent plus vulnérables et entraînent des souffrances dans toutes les régions du monde.

Les climatosceptiques ont-ils encore une influence ?

CC : Les climato-sceptiques ont changé de visage aujourd’hui et prennent entre autres l’aspect de contre-mouvements ou lobbies qui freinent clairement les actions et font tout pour maintenir le statu quo.

Des secteurs économiques vont-ils voir leur activité s’arrêter ?

JL : Il y a un enjeu à organiser le quasi-démantèlement de l'industrie fossile. On a tendance à focaliser l’attention sur la partie positive - le développement des énergies renouvelables et bas carbone -  et on oublie la nécessité de faire fortement et rapidement décroitre certains secteurs et même de démanteler une partie du capital et infrastructures existantes. Mais ce démantèlement va nécessiter un accompagnement et une planification des actions. C'est un enjeu très fort de voir comment accompagner les « perdants » de cette transition et notamment tous les acteurs liés à l’industrie fossile et aux filières industrielles associées.              

Quid de l’avenir du transport aérien ?

JL : Le transport aérien est une coquetterie de riches. Traiter ce sujet permet d’aborder la question centrale des inégalités qui est un facteur de blocage majeur.

CC : D'un point de vue technologique, les études montrent qu’il est très improbable d’obtenir un substitut à l'avion au kérosène à horizon 2050. Puisque le transport aérien ne concerne que la part de la population mondiale la plus riche et doit baisser ses émissions comme tout secteur, il est clair que les plus riches doivent réduire leur usage de l’avion. On touche là à des enjeux de justice et d'équité. De manière générale, les catégories sociales les plus riches émettent beaucoup plus de GES que les plus pauvres et elles sont aussi beaucoup plus en capacité d’agir     . Les plus pauvres sont les plus vulnérables et donc les plus impactés par les effets du réchauffement climatique. La question des inégalités est centrale dans la lutte contre le changement climatique.    

Qu’est-ce que la planification écologique ?

CC : Le terme de planification est apparu comme sorti du chapeau à l’occasion de la campagne électorale des présidentielles. En réalité, c’est un sujet analysé par le GIEC depuis longtemps qui montre l'efficacité des actions si les mesures sont prises en cohérence entre de tous les secteurs dans l’objectif de la neutralité carbone. Pour cela il faut une planification au sommet des États afin de déterminer les priorités et les défis économiques prioritaires, planifier les actions et les politiques publiques. Par exemple, puisque l’on n’échappera pas à des vagues de chaleur massives et inédites, il faut prévoir que les hôpitaux ou les écoles seront sous tension. De même l’accès à la ressource en eau. Il faut réorienter les investissements vers des technologies bas carbone, des modes de vie bas carbone, des innovations sociétales bas carbone. Il y a encore aujourd'hui des investissements orientés vers des énergies fossiles dont il faut pourtant absolument se passer. Les centrales à charbon ou des centrales à gaz qui sont construites aujourd’hui peuvent avoir une durée de vie de 20, 30, 40, 50 ans. Cela veut dire qu'elles vont émettre du CO2 pendant autant d’années.

Comment planifier la transition ?

JL : Il faut tirer les leçons des transitions économiques précédentes. Apprenons de nos erreurs et ne reproduisons pas celles du passé. Quand on est sorti du charbon en France ou en Angleterre, des catégories sociales entières ont été laissées sur le carreau. C'est absolument ce qu'il faut éviter et ce d’autant que les transformations vont se faire non pas seulement au niveau d’un pays mais au niveau mondial. Avec un risque d’effets en cascade et de déstabilisation mondiale.

Quelles seront les conséquences sur l’emploi ?

JL : La lecture attentive des rapports du GIEC donne beaucoup d'indications pour les entrepreneurs de demain. La rénovation des bâtiments représente des opportunités économiques massives. Avec la nécessité de rénover efficacement un million de logements par an en France, on voit que c’est un secteur dans lequel on peut investir et s’inscrire dans le bon sens de l'histoire. Le niveau d’emploi pourrait rester globalement le même mais les emplois des individus vont changer. Le grand enjeu, c’est donc la réallocation des emplois et des compétences entre les secteurs. Des ingénieurs qui travaillent dans des centrales au gaz, dans l'industrie automobile ou l’aéronautique pourraient par exemple se reconvertir dans le secteur ferroviaire, les énergies renouvelables et autres nouvelles infrastructures bas carbone; les constructeurs de moteurs thermiques vont basculer vers la fabrication de batteries électriques. Il faut donc se préparer à un bouleversement et à une adaptation des compétences.

Les compétences en ingénierie sont-elles adaptées aux changements nécessaires ?

CC : Les transitions majeures qu'il va y avoir en termes d'emploi sont sous-estimées. Quand on va commencer à démanteler l'industrie fossile, des millions d'emplois vont devoir être réalloués dans d'autres secteurs. Il va y avoir des enjeux sociaux massifs qu'il va falloir gérer attentivement. La seule alternative dans ce cadre est l’anticipation. La rénovation de bâtiments qui a un rôle essentiel à jouer dans la réduction des émissions de GES en France va être très pourvoyeuse d’emplois puisque le parc de bâtiments à rénover est énorme (parc individuel, bâtiments collectifs, écoles, hôpitaux, entreprises, etc.) et qu’il manque aujourd’hui de la main d'œuvre qualifiée. En termes de compétences et de formation, des changements massifs sont à opérer. Les écoles et les universités sont des acteurs majeurs pour préparer les emplois futurs et pour éviter que cette transition ne soit synonyme de chômage.

L’idée de changements importants est-elle acceptée par la société ?

CC : Le changement est souvent présenté comme punitif. Il ne doit pas l’être. La société est prête à transiter vers un futur désirable mais l'acceptation des changements n'est possible que dans un cadre de justice et d'équité sociale. Le poids de la transition doit porter davantage sur les plus riches, sachant que les plus pauvres sont souvent verrouillés dans un mode de vie de toute façon peu ou en tout cas beaucoup moins émetteur. C’est très important de le dire.

 

Christophe Cassou est climatologue, directeur de recherche au CNRS, au laboratoire Climat Environnement Couplage & Incertitude (Centre Européen de Recherche et de Formation Avancée en Calcul Scientifique, Toulouse – CNRS). Depuis 2018, il est l’un des auteurs principaux du 6e rapport du GIEC (Groupe Intergouvernemental d’Experts sur l’évolution du Climat).

Julien Lefèvre est ingénieur-économiste, chercheur au Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement (CIRED) et enseignant à l’Université Paris-Saclay. Responsable du Master « Modélisation Prospective : Économie, Énergie, Environnement » de l’Université Paris-Saclay, il est également ‘contributing author’ du dernier rapport du GIEC.