Parcourir les Pyrénées et cartographier sa végétation : l’œuvre de Charles Flahault et Henri Gaussen

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Parcourir les Pyrénées et cartographier sa végétation : l’œuvre de Charles Flahault et Henri Gaussen

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Rencontres de botanistes en 1924, au Laboratoire sylvo-pastoral de Jouéou. A droite, Charles Flahault (bras croisés), Henri Gaussen sur sa gauche © F. Duffas

Arpenter les Pyrénées et dresser des cartes de la végétation du massif : voici l’œuvre entreprise par Charles Flahault et Henri Gaussen. Retour sur une aventure scientifique conjointe du début du XXe siècle.

Par Jacques Vassal, botaniste, Professeur honoraire de l’Université Toulouse III - Paul Sabatier.

Du 20 au 28 juillet 1924 se tient, dans les Pyrénées ariégeoises et luchonnaises, une « session extraordinaire » de la Société botanique de France qui réunit une vingtaine de botanistes franco-suisses. Henri Gaussen, alors chef de travaux à l’Institut agricole de Toulouse, dirige l’ensemble des excursions. 15 comptes rendus (dont 11 signés Gaussen) sont publiés dans le Bulletin de la Société botanique de France (71 : 5-179, 1924). Le programme des herborisations est précisé dans le même bulletin (71, 4 : 765-768). La présence à cette session du professeur phytogéographe montpelliérain Charles Flahault, membre de l'Institut, concrétise les liens scientifiques étroits noués 2 ans auparavant avec Henri Gaussen. Celui-ci clôture l’événement par l'inauguration du Laboratoire sylvo-pastoral de Jouéou, près de Luchon, créé en 1921 avec l’appui du Conservateur des eaux et forêts Ferdinand Tessier, de l’Institut agricole et de l’Université de Toulouse.

 

Societe botanique joueou
Session extraordinaire de la Société botanique de France dans les Pyrénées - 28 juillet 1924 - Laboratoire sylvo-pastoral de Jouéou  © F. Duffas. On reconnaît sur ce cliché : Charles Flahault (bras croisés) ; Henri Gaussen (sur sa gauche) ; René Morquer (à l’extrême droite), futur professeur de cryptogamie à la Faculté des Sciences de Toulouse ; Jean-Louis Trochain (à l'arrière-plan, à gauche), alors étudiant, futur successeur d’Henri Gaussen. Citons également : Henri Correvon, créateur de jardins botaniques alpins (Suisse romande) ; Paul Dop, agrégé de sciences naturelles, futur professeur de botanique à la Faculté des Sciences de Toulouse ; Jean Dufrenoy, professeur d'agriculture (France et États-Unis), directeur de la Station de recherche agronomique du Sud-Ouest ; Charles Gerber, professeur de botanique et matière médicale, à la Faculté de médecine et pharmacie de Toulouse ; Albert Goris, professeur de matière médicale et pharmacie galénique, à la Faculté de pharmacie de Paris et membre de l'Académie de pharmacie ; Paul Jaccard, professeur de botanique et physiologie végétale à l'École polytechnique fédérale de Zurich ; Émile Mantz, spécialiste de la flore alpine ; Georges Noachovitch, futur professeur de l’École supérieure d’agronomie tropicale de Nogent-sur-Marne ; François Pellerin, professeur de botanique au Muséum national  d'histoire naturelle de Paris ; Émile Perrot, professeur de botanique et matière médicale de la Faculté de pharmacie de Paris, membre de l'Académie de pharmacie ; Léopold Rodriguez, Ingénieur agronome, Paris ; Ferdinand Tessier, Conservateur des Eaux et Forêts, Toulouse.

 

Les sentiers des Pyrénées, un terrain scientifique partagé

Charles Flahault et Henri Gaussen se rencontrent en 1922 « sur les routes venteuses des Corbières » (Gaussen, Titres & Travaux, 1955). Âgé de 70 ans, Flahault effectue alors, à pied, des relevés floristiques et écologiques dans le midi de la France et patronne des programmes de reforestation en lien avec la Commission départementale pour le reboisement de l’Hérault  (CRH). Il guide encore des excursions au Mont Aigoual où il créa, en 1902, l’arboretum de l’Hort-de-Dieu avec le forestier Georges Fabre. En 1922, Henri Gaussen a 31 ans et aborde, dans le cadre de sa thèse, l’étude de la végétation de la moitié orientale des Pyrénées. Il parcourt, à pied, diverses zones du massif, surtout du côté espagnol. Dans son mémoire de 1926, il écrit, à propos de Flahault : « Comment le rencontrer sans être conquis ... voilà quatre ans que ma dette augmente sans cesse. M. Flahault c’est le dévouement fait homme... » En 1925 Flahault lui écrit : « Je continue à travailler pour vous dans les montagnes de la rive gauche de l’Aude, du massif de Madrès à Boucheville et au Rialsesse... Je descends des Pyrénées de l’Aude et je tiens maintenant à votre disposition les altitudes maximas que j’y ai observées sur les plantes xérophiles méditerranéennes ». Gaussen publie, durant cette période, des articles sur les forêts et les végétaux méridionaux des Pyrénées, le reboisement des Corbières, les pins à crochets et de Salzmann... A partir de 1924, il édite des cartes au 1/50.000e des « Productions végétales » (Foix, Port-Vendres, Cerbère, Rambouillet, Perpignan) en 2 parties (« forestière-agrologique » et « agricole-botanique ») où différentes couleurs caractérisent les étages de végétation.

Portrait Flahault
© Droits réservés

 

 

 

Charles Flahault (1852-1935), Docteur ès-sciences naturelles (1878), botaniste-phytogéographe (France, Europe, Maroc), Professeur de botanique à l’Université de Montpellier (1883-1927), créateur de l’Institut de botanique (1890), de l’arboretum de l’Hort-de-Dieu (Aigoual, 1902), Membre de l’Institut (1918), « apôtre » du reboisement en région  méditerranéenne.

 

 

 

 

portrait gaussen
© Droits réservés

 

 

Henri Gaussen (1891-1981), agrégé de sciences naturelles (1919), Dr ès-sciences naturelles (1926), titulaire de la chaire de botanique de la Faculté des Sciences, Toulouse (1945-1961), créateur du Laboratoire sylvo-pastoral et de l’arboretum de Jouéou (1921,1934), du Laboratoire Forestier (1928), du Service de la Carte de la Végétation de la France au 1/200.000e (1945), de l’Institut de la Carte Internationale du Tapis Végétal (1960), co-fondateur de la Fédération pyrénéenne d’économie montagnarde, correspondant de l’Institut.

 

 

 

 

 

Une étroite filiation entre deux phytogéographes

Charles Flahault est l'artisan majeur de la « résurrection de la phytogéographie » selon la formule de Gaussen. Dans un « Projet de nomenclature phytogéographique », présenté en 1900 au congrès international de botanique de Paris, Flahault souligne particulièrement le caractère confus de la terminologie dans le domaine de la géographie des plantes. Il reprend la notion d’« associations végétales » (cf. A. von Humbold et A. Bonpland, 1805) et caractérise celles-ci selon les espèces dominantes, expression des conditions du milieu. Co-fondateur de l’écologie, il recherche les liens entre végétation, climats et sols et développe la notion de « station botanique ». En 1894, il fait le projet de publier des « cartes botaniques, forestières et agricoles de la France » et parcourt le sud de la France, dressant une carte de la végétation de ce vaste territoire (large partie du Massif Central, jusqu'à la limite du Cantal et du Puy, Alpes jusqu'à Grenoble et vers la frontière italienne...). Il publie ainsi un « Essai de carte botanique et forestière de la France : feuille de Perpignan » au 1/200.000e (Ann. géogr., Pl. IX, 1897) où il caractérise les étages de végétation (à pins, sapins, chênes......) selon différentes couleurs. Pour Gaussen, cette carte « marque une date dans notre histoire pyrénéenne » (thèse, 1926). 11 cartes restèrent inédites (Aurillac, Le Puy, Gap, Larche, Rodez, Avignon, Digne, Nice, Carcassonne, Montpellier, Marseille). Gaussen ayant été sollicité pour dresser des cartes de la végétation pour l’Atlas de France, Flahault lui cède alors toutes ses esquisses. Associant ces données à ses propres travaux, Gaussen publiera 4 cartes de la végétation en couleur au 1/1.000.000e dans l'Atlas de France (1942-1945).

Retraité en 1927, Charles Flahault fait encore une mission au Maroc en 1928, restant toujours en rapport avec Gaussen. En 1930, il le félicite pour sa 1ère leçon de « Géographie forestière » avec « un très vif regret, celui de ne pas avoir été de vos auditeurs, de n’avoir pu vous applaudir sur place... ». Il suggère quelques modifications à son article sur les sols méditerranéens (paru en 1931), concluant sa lettre par : « Mille et une amitiés dont vous savez la qualité particulière ». Flahault poursuit assidument ses recherches jusqu’à son décès, le 3 février 1935. Un travail sur les cyprès était en cours. 

Henri Gaussen, professeur en 1931, est alors très engagé dans ses travaux d’écologie et de phytogéographie. Il met au point une conception « dynamique » des associations végétales fondée sur le constat de leur instabilité, base des notions de « séries de végétation » (regroupées en étages) et de climax (Géographie des plantes, 1933 ...). Il dresse, selon ce principe, des cartes de la végétation de la France où il utilise une charte de « couleurs écologiques ». 64 cartes au 1/200.000e furent ainsi éditées, à partir de 1947, par lui-même et ses successeurs.

Gaussen rendit hommage à Flahault suite à son décès (Ann. géogr., 248 : 214, 1935), soulignant « l’oeuvre scientifique féconde qu’il a su mettre au service de l’humanité... ses qualités de cœur dont ceux qu’il a honorés de son amitié ne peuvent parler sans émotion ... il donnait sa science avec une générosité complète ». Il éditera, en 1937/1938, un document inédit de Flahault, « La distribution géographique des végétaux dans la région méditerranéenne française », qui fut couronné par l’Académie des sciences en 1897.

 

Références bibliographiques

  • Emberger J.M. - 1999 - Charles Flahault, Herborisations en zigzag, Journal d'un botaniste :  Suède-Laponie (1879), Région méditerranéenne (1887-1896).  Les Presses du Languedoc, 220 p.
  • Flahault, Ch. - 1937, 1938 - La distribution géographique des végétaux dans la région méditerranéenne française. Encyclopédie biologique, XVIII, 180 p., 4 cartes h.t.
  • Gaussen, H. - 1942, 1945 -  Comité national de Géographie, Atlas de France -  Tapis végétal : N.O., S.O - N.E., S.E. Paris.
  • Rey, P. - 2009 - Histoire de la cartographie de la végétation en France. Comité Français de Cartographie (CFC), 199 :105-109, 61 fig. (en ligne).
  • Vassal, J. - 2018 - Henri Gaussen. In : Un demi-siècle de botanique toulousaine au 41 Allées Jules Guesde. Bull. Soc. Hist. Nat. Toulouse, 154 : 32-36.