Regard d’ethnologue sur le quartier des sciences
Haut-lieu de la recherche scientifique depuis le XIXe siècle, le quartier des sciences toulousain a récemment fait peau neuve autour de sa colonne vertébrale, les allées Jules Guesde. Aujourd’hui, la vie y bat son plein entre événements culturels, innovations numériques et accueil d’étudiants étrangers. A quoi ressemblait ce quartier dans les années 60 ? Réponse avec l’ethnologue Zoé Tiberghien qui nous invite pour un voyage dans le temps en plongeant dans cette époque à travers son travail d’enquête.
Par Zoé Tiberghien, doctorante en anthropologie à l'Université Toulouse - Jean Jaurès.
En 2018, les allées Jules Guesde sont fraîchement rénovées, l’Université de Toulouse, soucieuse d’entrer dans une nouvelle ère tout en préservant son patrimoine, me demande de récolter la mémoire de la vie scientifique des bâtiments du « 39 » et « 41 ». Pendant près de deux siècles, ces lieux ont abrité la recherche et l’enseignement toulousains en sciences naturelles … Professeurs et chercheurs y côtoyaient les étudiants. Je rencontre quatre personnalités qui me livrent leurs histoires, chacun dans leurs disciplines : un biologiste végétal, un paléontologue, et deux géologues. C’est par des mots qui évoquent la famille mais aussi l’entreprise que les lieux sont révélés : une maison chaleureuse dirigée par des « patrons », ces anciens professeurs aux costumes trois pièces dont les chercheurs parlent avec une douceur surannée. Leur rigueur apparente va de pair avec une liberté donnée à leur activité, dans une période relativement faste. Point d’ancrage des chercheurs, les allées hébergeaient une maison de recherche où ils stockaient et analysaient la richesse des récoltes de terrain.
Le quartier des sciences : un cocon pour les chercheurs
Le vocabulaire très affectif utilisé par les chercheurs pour évoquer leur espace de travail dresse le tableau d’un cocon où s'entremêlent des odeurs parfois agréables, parfois pas. Les sens olfactifs, tactiles, visuels ravivent fortement leurs souvenirs. Ces bâtiments servent à entourer et à élever ceux qui y sont abrités :
« Sur les allées Jules Guesde, on était chez soi, on était en famille, on était au chaud. Y compris lorsque on se réunissait autour de la cafetière »,
se rappelle Joseph Canérot, géologue, professeur émérite de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier.
Non pas un simple café issu d’une machine, mais bien celui qui prend le temps de tomber goutte à goutte nous laissant imaginer les discussions dans la cuisine. Imaginons ces lieux plein d’un mobilier luxueux : des meubles, étagères, tables en chêne. L’ancien bureau de Paul Sabatier abritant une cheminée en marbre. Immuables, les bâtiments des allées Jules Guesde évoquent une certaine époque, loin de l'accélération du temps. La recherche se faisait lentement, pas à pas, les thèses pouvaient prendre dix ans, et l’ obligation de résultats ne dépendait pas du diktat de la course aux publications.
Des sous-sols regorgeant de trésors scientifiques
Les bâtiments des allées, mais également leurs sous-sols aujourd’hui disparus, ont abrité des trésors sur lesquels les chercheurs ont veillé : photos, documents, collections de fossiles, herbiers.
« Le sous-sol de ce qui est maintenant le Quai des savoirs contenait des tonnes d'échantillons ramenés par des générations de géologues. Il y avait des quantités phénoménales de roches entassées qui provenaient d'un peu partout d'ailleurs, c'était extraordinaire, il y avait de tout. Ces sous-sols j'adorais ça, j'ai toujours adoré les sous-sols parce que c'est là aussi qu'on voyait… en même temps c'est presque une image géologique, on voyait les stratigraphies de recherche. », se rappelle Francis Duranthon, paléontologue et actuel directeur du Muséum d’histoire naturelle de Toulouse.
Si nous imaginons à travers ce récit la partie matérielle et tangible de cette mémoire, d'années de fouilles, de recherches effectuées par les habitants des lieux, il y a aussi celle d'une mémoire immatérielle empreinte de souvenirs. Gardiens de documents et objets de recherche, les chercheurs rencontrés durant cette collecte de mémoire constituent eux-mêmes de véritables bibliothèques vivantes, sources d’informations précieuses.
La figure hiérarchique et paternaliste des « patrons »
Comme tous les étudiants d’avant mai 68, ils nommaient « les patrons » les professeurs d’université de la Faculté des sciences. Chacun des chercheurs a entretenu une relation particulière avec son directeur de laboratoire. Les quatre chercheurs interviewés soulignent la rupture de cette hiérarchie à la fin des années 60. Jacques Vassal, professeur de biologie végétale jusqu’en 1998, raconte à propos du professeur Henri Gaussen, éminent botaniste et biogéographe: « Vous savez c'était le patron ; [...] ça n'existe plus. Nous n'avons pas avec mes collègues du tout le comportement des professeurs académiques d'autrefois, […], je pense qu'on a une approche plus facile. Ce n’est pas que Gaussen n'avait pas une approche facile [...]. C'était un honnête homme, façon un peu XIXe siècle. »
Le "patron", à la différence de ses élèves qui deviendront les futurs professeurs et chercheurs, est de la vieille école ; sa stature impose un silence religieux lorsqu'on le croise dans les couloirs, autant dire qu'il est en un certain sens, la figure paternelle des lieux. Ce repère inamovible représente l'époque des "mandarins" ainsi nommés par l’importance de leur pouvoir, à l’image des grands fonctionnaires de l'ancien Empire chinois. Ces pères fondateurs étaient immensément respectés et souvent craints au sein de leur propre maison, ainsi qu'à l'extérieur. Joseph Canérot évoque son directeur de recherche : « C'est évident ! C'était un patron ! C'était une personnalité reconnue au plan national et international, membre correspondant de l'académie des sciences, il m'avait recruté, je lui dois TOUT ! Mais, il y avait des années-lumière, d'un point de vue hiérarchique entre lui et moi, mais c'est une confiance totale. Une confiance totale ! »
Le temps libre de l’apprentissage et de la connaissance
Un mot revient souvent : « libre ». La confiance attribuée aux chercheurs a visiblement contribué au sérieux de leur travail.
« À l'époque il n'existait pas de micro paléontologie, donc les datations de terrain se faisaient sur la récolte de gros fossiles, avec les erreurs de détermination qui peuvent exister […] Tout seul, on s'est formé à la sédimentologie. »,
se rappelle Michel Bilotte, géologue, professeur émérite de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier.
Au-delà des frontières des bâtiments des allées Jules Guesde, le travail sur le terrain a joué un rôle majeur dans la transmission du savoir-faire et des connaissances des « patrons » aux chercheurs actuels. Palper les os, remuer la terre, s'aventurer au milieu d'épais buissons, récolter des fossiles et constituer des herbiers… C’est en arpentant les montagnes, en parcourant les Pyrénées que les étudiants et les étudiantes d’alors appréhendaient la réalité du terrain et prenaient conscience de la difficulté et la nécessité d’un défrichage rigoureux et précieux. Si les postes à responsabilité étaient majoritairement masculins, notons l’exception d’Yvette De Ferré, botaniste, première femme à accéder au poste de professeur à la faculté des Sciences.
La mémoire recueillie m’évoque un temps long passé à vivre les lieux, défricher le terrain avec les moyens minimalistes d’alors, mais avec un plaisir toujours vif. Dans son ouvrage Une ethnologue au jardin des plantes, la chercheuse Bernadette Lizet retranscrit l’histoire et l’ambiance du jardin des plantes de Paris. Elle y mentionne un botaniste arpentant les plantations, les laboratoires et l’ensemble du jardin et souligne qu’il pouvait « herboriser sans jamais se lasser ».
Référence bibliographique :
- B. Lizet, Une ethnologue au jardin des plantes, ed. Petit génie, p.9, 2015
- J. Vassal, "Un demi-siècle de botanique toulousaine au 41 allées Jules Guesde", Ed. Bulletin Société d'histoire naturelles de Toulouse, N°154, 2018, p.19-20.