Tournée vers le futur, la science-fiction a aussi un passé

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Tournée vers le futur, la science-fiction a aussi un passé

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Si on ne nous demande pas ce qu’est la science-fiction, nous le savons. Mais dès qu’on nous le demande, ça se complique. Films, livres, BD… victime de son succès au XXe siècle, ce genre n’aurait-il pas perdu son identité au milieu des nombreuses œuvres qui s’en réclament ? Convaincu qu’on ne saura pas dire ce qu’elle est, tant qu’on ne saura pas d’où elle vient, Matthieu Lesueur, doctorant en lettres modernes, s’est plongé dans l’histoire de la SF bien au-delà du traditionnel XIXe siècle.

L'Université fédérale Toulouse Midi-Pyrénées et le Quai des Savoirs lancent Questions de confiance : un cycle de huit rencontres chaque dernier mardi du mois, de janvier à octobre 2022, proposé dans le cadre de l’exposition "Esprit Critique, détrompez-vous !" et des rencontres #Exploreur.

Rencontrez Matthieu Lesueur, doctorant en lettres modernes à l'Université Toulouse II - Jean-Jaurès , au sein du laboratoire PLH (Patrimoine, littérature, histoire - Université Toulouse II - Jean Jaurès) et Thierry Bosch, enseignant-chercheur à Toulouse INP, au sein du laboratoire LAAS (laboratoire d'analyse et d'architecture des systèmes - CNRS), le 25 octobre 2022 à 18h au Quai des savoirs, en direct sur YouTube et en rediffusion dans cet article.

 

Par Olivier Voizeux, journaliste.

 

Peut-on définir la science-fiction ?

Matthieu Lesueur : Ce n’est pas si simple car il s’agit d’un mot-valise construit sur un oxymore discutable : d’un côté, la science qui cherche le vrai et démontre des choses du monde ; de l’autre, la fiction qui produit le faux et raconte des choses du monde. Je force un peu le trait, mais cela reste l’idée générale d’une opposition entre les savants et les poètes que l’on doit à Platon. Lorsqu’on affiche donc la notion de « science-fiction », on avance sur un ring : le combat du vrai contre le faux, de l’objectif contre le subjectif, du réel contre l’illusion, du concret contre l’abstrait, du bien contre le mal… des Jedis contre les Siths, mais j’y reviendrai.

Le caractère fictif n’est-il pas le plus important ?

ML : Sans doute, car il permet de distinguer la science-fiction de la vulgarisation. Toutefois, deux grandes interprétations sont possibles. Dans la première, il y a de la science-fiction dès lors qu’on met en scène une forme de science fictive. L’exemple le plus fameux est celui de la « psychohistoire », une discipline que l’écrivain Isaac Asimov propose dans ses romans, qui est capable de prédire l’avenir des sociétés humaines en combinant les connaissances de la psychologie et les méthodes de la statistique. L’ennui, c’est que définir la science-fiction comme une catégorie de récits reposant sur une science fictive ouvre la porte du genre à Harry Potter qui prend des cours de potion et pèse scrupuleusement ses ingrédients pour suivre la recette du polynectar… et nous serons tous d’accord pour dire que la magie n’est pas de la science fictive !

Si l’on renonce à la science fictive, que nous reste-t-il ?

ML : La fiction scientifique : telle est la deuxième interprétation. C’est une vision davantage anglo-saxonne à laquelle je n’adhère pas : suffit-il d’un personnage de physicien pour parler de fiction scientifique ? « Amber est tombée sous le charme du professeur X, mais il est accaparé par la construction de son accélérateur de particules à neutrons… » Suffit-il d’évoquer l’histoire d’une découverte pour parler de fiction scientifique ? « Amber a découvert que sans l’agent chimique Z, les neutrons sont trop instables pour que l’accélération atteigne les 88 miles à l’heure… » Suffit-il d’une expérience pour parler de fiction scientifique ? « Alors que le regard du professeur X croise celui d’Amber, l’accélérateur de particules fit l’amère expérience de la jalousie. » Plus généralement, ce qu’on entend par « science-fiction » est un récit qui anticipe l’avenir, le plus souvent dans un monde où la science est plus évoluée que la nôtre. Rien à voir donc ni avec la première, ni avec la seconde conception.

Vous aviez promis de parler de Star Wars. Pour dire que c’est un modèle de SF ?

ML : En fait… pas du tout ! Classé dans le genre space opera, Star Wars relève plus du conte, entre merveilleux et fantastique, que de la science-fiction… à moins de le considérer comme un conte de science-fiction. Dans cette perspective, la SF est davantage un thème qu’un genre, davantage une toile de fond pour le récit qu’un type de récit tout court. C’est ce que nous dit le sens commun aujourd’hui : films, séries, romans, BD, manga, pièces de théâtre, peintures peuvent désormais relever de la science-fiction. Mais qu’une majorité se mette d’accord ne suffit pas à faire une vérité. Ce qui est intéressant avec cet exemple archiconnu, et qu’on qualifie très facilement d’œuvre de science-fiction, c’est qu’il est le parfait contre-exemple : Star Wars n’anticipe pas « il y a bien longtemps dans une galaxie très très lointaine » et met très peu en fiction les sciences. La Force est une « philosophie » qui se mesure, est-elle pour autant de la science fictive ? Les voyages spatiaux à la vitesse de la lumière et les armes lasers sont présents, mais leur fonctionnement ou leur fabrication jamais expliqués, sauf si l’on prend en compte l’univers étendu…parce que, justement, c’était un problème pour les fans de la saga et de science-fiction !

Dans l’histoire littéraire, quand voyez-vous poindre la science-fiction ?

ML : Si l’on accepte, comme définition a minima, que la science-fiction nous parle de science et d’avenir, il faut reconnaître que l’association de ces deux éléments n’a pas toujours été évidente dans l’histoire de la littérature : c’est déjà une vision moderne, qui commence avec Jules Verne. Auparavant, les auteurs ont pratiqué une mise en fiction des sciences, et cela dès l’Antiquité. Au Ier siècle avant notre ère, Lucrèce, dans son De natura rerum, utilise la poésie et la force des images pour initier le lecteur à la physique atomiste du philosophe Épicure. Au IIe siècle de notre ère, Lucien de Samosate, dans ses Histoires vraies, raconte avec humour que les habitants de la Lune, les Sélénites, observent les Terriens à l’aide de miroirs. Chez lui, l’humour est une façon de faire accepter au lecteur ce qui, en son temps, est inimaginable : qu’un jour l’Homme disposera d’une technologie lui permettant d’observer les astres. Au XVIIe siècle, avec ses États et Empires de la lune et du soleil, Cyrano de Bergerac (mon champion !) retiendra cette leçon de l’humour, et fera expérimenter à son personnage la physique de Descartes et de Gassendi : son premier envol vers la Lune sera un échec, mais il aura permis de découvrir que notre satellite tourne sur lui-même et que la Terre est en rotation autour du Soleil. Au XVIIIe siècle, ça explose : je ne citerai que Typhaine de la Roche. Ce botaniste imagine qu’un peuple d’esprits élémentaires, à mi-chemin entre l’Homme et le divin, influence l’humanité et disperse des graines d’humains sur d’autres planètes (ce qu’on appellerait aujourd’hui la panspermie). Il a même une sorte d’intuition du Big Bang puisqu’il écrit que l’Univers a pu naître d’une graine et, comme une plante, il mourra mais en faisant germer d’autres graines-Univers. Bien entendu, pour éviter la censure, il n’en fait pas une théorie, simplement une métaphore.

Cette voie originale de l’humour n’a-t-elle pas disparu de la SF contemporaine ?

ML : Il est vrai qu’hormis le Guide du voyageur intergalactique de Douglas Adams, ou Bernard Werber pour qui un bon livre doit toujours associer une énigme et une blague, on peine à en trouver. Pour être exact, il y avait trois voies distinctes : l’humour est ma préférée, mais on trouve aussi la voie de la galanterie, celle de Fontenelle par exemple. Dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes, durant six soirs d’affilée, il « flirte » avec une marquise et en profite pour l’entretenir de physique et discuter de la potentialité que d’autres mondes soient habités. La troisième voie est « sérieuse tendance onirique » : elle s’incarne dans Gabriel Daniel -un auteur totalement oublié- qui écrit Voyage dans le monde de Descartes en imaginant qu’il détache son âme de son corps (un cartésien lui a appris à le faire) pour voyager au-delà de la Lune, rencontrer Descartes lui-même et « vivre » la physique cartésienne…

La « science-fiction » est-elle influencée par le cours des sciences ?

ML : Sans aucun doute. Les théories copernico-galiléennes au XVIe et XVIIe siècles, les théories cartésiennes au XVIIe et XVIIIe siècles, le darwinisme au XIXe siècle (qui inspire d’ailleurs La planète des Singes à Pierre Boule au XXe siècle)… on observe une corrélation entre la production de ces récits et les avancées scientifiques. Une corrélation, pas une causalité car d’autres facteurs entrent en jeu, comme l’industrialisation, la société de masse, le scientisme… mais je ne suis pas sociologue. Plus récemment, les théories de la relativité et la physique quantique ont, indirectement, impulsé une nouvelle vague de mises en fiction des sciences. Par exemple, Le Chat de Schrödinger de Philippe Forest est un très bel exemple d’expérimentation. Dans cette œuvre, le récit est mis au dernier plan : pas de continuité, pas de schéma narratif, pas de personnage, pas d’intrigue. L’auteur tente de nous faire partager ce que le chat vit, dans le monde quantique, où, à la fois, il est et il n’est pas. Dépouillé de tous ses artifices, le récit n’est plus que fragments, lesquels peuvent se lire de façon isolée ou à la suite. Expérimentation sans descendance, pour l’heure, mais une nouvelle « science-fiction » est peut-être en train de naître.

Les auteurs anciens auxquels vous faites référence ont-ils tous cherché à anticiper l’avenir ?

ML : L’abbé de Pure l’a fait : il a écrit au XVIIe siècle une histoire d’amour qui se déroule un siècle plus tard. C’est un des premiers romans galants où le déplacement temporel remplace le déplacement géographique. Mais il n’y a dans son roman ni visée scientifique ni visée politique. Cependant, la plupart du temps, mettre en fiction les sciences n’oblige pas à anticiper le futur. Les auteurs qui m’intéressent aux XVIIe et XVIIIe siècles ont davantage écrit à propos d’une théorie pour en tester les limites, pour en connaître les possibles implications, dérives, corolaires et impossibilités. Ils n’ont pas cherché à créer quelque chose de nouveau : ils ont pris une nouvelle idée scientifique de leur temps, par exemple celle des animaux machines de Descartes, et l’ont testé dans leurs laboratoires imaginaires, sans dépenser des milliards de louis d’or dans la création de Space X. Mais le fait est qu’ils ont créé quelque chose de nouveau : la littérature est devenue peu à peu un laboratoire « scientifique » de pensée. Blaise Pascal, mathématicien et auteur, est sans doute le plus bel exemple. Notez qu’à l’inverse anticiper le futur n’oblige pas forcément à parler des sciences. Fahrenheit 451 de Ray Bradbury ne dit rien sur la méthode qui permet de brûler les livres. Dans 1984, George Orwell ne s’étend pas non plus sur les technologies de l’information de Big Brother.

Pensez-vous que l’une des fonctions de la science-fiction soit de prédire l’avenir, du moins d’essayer ?

ML : Pour moi, elle n’a aucune valeur prophétique. Les auteurs ne cherchent pas à concurrencer le calendrier maya ou Nostradamus. La littérature n’est pas une boule de cristal, même si, involontairement, elle vise parfois juste quand on songe aux voitures volantes de Jules Verne ou aux robots d’Isaac Asimov. Le téléphone à clapet est inspiré de Star Trek : les inventeurs ont puisé dans la fiction pour faire de la science. On assiste à la même chose en robotique : en septembre 2022, un robot est devenu PDG d’une multinationale en Chine. Asimov nous a pourtant prévenu des risques, mais on court dans les traces de son imagination, quitte à faire les mêmes erreurs que ses personnages.

Quel est le secret des auteurs de science-fiction qui continuent à être lus ?

ML : Quand je songe à Orwell, Bradbury ou Asimov, je me dis que ces artistes ont voulu nous avertir de quelque chose. Ils n’ont pas prédit l’avenir, mais ils ont eu une compréhension très fine de leur temps et de la nature humaine. Verne avait compris non pas que le sous-marin était possible, mais que l’homme cherchait à investir tous les espaces : sur et sous terre, sur et dans l’eau, dans l’air, voir en dehors de la Terre. Asimov avait postulé que l’homme cherchait désespérément une altérité : extra-terrestre ou artificielle, toute son œuvre est traversé par cette quête de l’Autre. Avec son idée de livre audio, Cyrano de Bergerac avait compris que le texte seul ne suffisait pas à traduire toutes les intentions d’un auteur : la voix et ses intonations manquent pour une compréhension complète du livre. Pour autant, nos livres audios actuels ne lui doivent rien, et ils n’ont d’ailleurs pas vraiment résolu ce problème. On a plutôt inventé les smileys pour traduire ces informations de lecture…