Troubadours : que reste-t-il de l’amour courtois ?

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Troubadours : que reste-t-il de l’amour courtois ?

code manesse exploreur
Extrait d'un feuillet du « Code Manesse », célèbre manuscrit de poésie lyrique enluminé, illustrant le chasseur devenu gibier de l’amour. Artiste anonyme, folio249v, 1310 - 1340, Bibliothèque de l'Université d'Heidelberg, Cod. Pal. Germ. 848.

L’amour est au cœur des premiers poèmes en langue d’oc signés par les troubadours au XIIe siècle. D’abord poétique, l’amour deviendra épique, mystique, scientifique et critique au fil du Moyen Âge. Étroitement liée, l’image de la femme se mue également. Certains motifs influencent encore notre vision de l’amour aujourd’hui. Cristina Noacco, maître de conférences en Littérature médiévale à l’Université Toulouse Jean Jaurès, nous conte certaines de ces histoires d’amour.

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AMOUR

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Par Clara Mauler, journaliste.

 

Le siècle de l’amour et des troubadours

Appelé « siècle de l’amour », le XIIe siècle voit apparaître les premiers poèmes des troubadours qui célèbrent la femme et le sentiment amoureux en langue d’oc. Ces auteurs sont principalement des hommes qui ont accès à l’apprentissage de l’écriture : clercs, marchands, chevaliers, nobles, jongleurs ou fils du peuple autodidactes. Moins connues et moins nombreuses, quelques femmes, les trobairitz, rejoignent cet ensemble d’écrivains.

Ces poètes du sud de la France inventent la notion d’« amour courtois » ou fin’amor en occitan, un amour raffiné répondant aux valeurs des habitants de la cour. Considéré comme la plus haute expérience à vivre, aimer révèlerait de nombreuses vertus. La fin’amor est un art d’aimer complexe qui repose sur l’idée que l’amour et le désir sont liés et se confondent. L’assouvissement du désir engendrant la disparition de celui-ci, une tension se met en place dans le cœur de l’amoureux entre volonté d’assouvir le désir et crainte de voir l’amour disparaître une fois le désir comblé. Pour persister, l’amour doit être difficile à satisfaire. La femme courtisée est ainsi difficilement accessible, mariée ou d’un rang supérieur. Elle est d’ailleurs nommée dame, du latin domina, signifiant « suzeraine ».

« L’aspiration à l’amour est ainsi le seul véritable objet de l’amour »

résume Cristina Noacco.

 

Bona domna, re no-us deman 
Mas que-m prendatz per servidor 
Qu'ie-us servirai cum bo senhor, 
Cossi que del guazardon m'an. 
Ve-us m'al vostre comandamen, 
Francx cors humils gais e cortes ! 
Ors ni leos non etz vos ges,  
Que-m aucizatz, s'a vos mi ren.

«Bonne dame, ne vous demande
Que d’être pris pour serviteur :
Servirai en vous bon Seigneur
Quelle que soit la récompense ;
Et me voici tout à vos ordres,
Être noble et doux, gai, courtois !
Vous n’êtes point ours ni lion
Pour me tuer, si je me rends ! »

 

Bernard de Ventadour, « Ce n’est merveille si je chante », éd. et trad. par René Nelli, René Lavaud, Les Troubadours, 2 vol., Paris, Desclée de Brower, 2000, t. II : L’œuvre poétique, p. 66-69, str. 7.

 

Dans la seconde moitié du XIIème siècle, les poèmes des troubadours sont adaptés par les trouvères, poètes du nord de la France qui les rédigent en langue d’oïl.

Chrétien de Troyes, poète français et romancier, au service de la cour de Champagne, s’empare de la tradition courtoise et la fait évoluer. Il intègre une critique de l’amour adultère et déploie la notion d’amour chevaleresque, devenant un des premiers auteurs de romans de chevalerie. Pour gagner légitimement le cœur de sa dame, le chevalier doit relever une série d’épreuves. L’amour et la dame deviennent des instruments au service de l’aventure.

Couples célèbres et destins tragiques

pyrame thisbe
Feuillet d'un manuscrit du XIIIe siècle illustrant deux scènes de l'histoire de Pyrame et Thisbé : l'échange amoureux par la fente dans le mur et la mort des amoureux, Paris, BnF, ms Fr 2186,  folio 7v.

 

Les poètes puisent leur inspiration dans les œuvres antiques et les légendes celtiques. Ils forment des couples encore célèbres aujourd’hui, tels que Lancelot et Guenièvre qui se rencontrent à la fin d’une série d’épreuves chevaleresques ou encore l’amour adultère funeste de Tristan et Iseult, respectivement neveu et femme du roi. Moins connu, le destin tragique de Pyrame et Thisbé inspirera Roméo et Juliette à William Shakespeare.

 

Les objectifs des auteurs sont multiples. Ils s’adressent à la dame convoitée. Renaut de Beaujeu confie écrire Le bel inconnu au début du XIIIe siècle pour l’offrir à la dame qu’il aime. Le poème sert aussi d’exutoire pour exprimer les oscillations entre désir et frustration, joie et souffrance… Chrétien de Troyes utilise sa plume pour éduquer le peuple et lui apprendre à bien aimer. Il use des exemples d’amour adultère tragique pour encourager à maîtriser ses passions. D’autres théorisent ce sentiment, à l’instar d’André Le Chapelain, qui rédige son Traité de l'Amour en 1184. La science de l’amour s’appuie sur les théories médicales de l’Antiquité. Naissant dans le cœur comme un bouillonnement de sang, l’amour serait une maladie sans remède provoquant fièvre, agitation, folie et lucidité, espoir et désespoir…

Amour terrestre et amour céleste en tête à tête

Au Moyen Âge, les cœurs battent aussi pour Dieu. L’amour se retrouve dans les textes mystiques rédigés en latin et en prose. Les langues vernaculaires et les vers utilisés dans les poèmes et dans les romans courtois ne sont pas adaptés aux vérités suprêmes. Pourtant, entre troubadours, trouvères, romanciers et mystiques, les idées circulent, la frontière entre les genres n’est pas nette et la notion d’amour n’est pas cloisonnée.

L’amour terrestre et céleste est toujours lié à une blessure et à une souffrance. L’âme est « blessée d’amour ». Une tradition du mal d’amour qui vient de l’Antiquité : Cupidon blesse en décochant une flèche. Dans la poésie courtoise, Cupidon est transposé dans la figure d’un dieu Amour. Chez les mystiques, ce dieu Amour est confondu avec le Dieu unique. L’amoureux accepte de souffrir, il est prêt à donner sa vie pour sa dame. La mort est la manière la plus forte de montrer son amour et parfois la seule issue au mal d’amour. « Je vais mourir pour vous » et « Je suis martyre d’amour » sont des expressions caractéristiques. Un don de soi que l’on retrouve chez les mystiques. L’union avec Dieu se fera d’ailleurs dans l’au-delà.

Le protagoniste du Roman de la Rose, œuvre célèbre du XIIIème siècle, reconnaît que sa douleur empire, à tel point qu’il perd tout espoir de guérison.

 

Mieus voudroie estre morz que vis,
Et en la fin, ce m’est avis,
Fera amors de moi martir.
Je ne m’en puis par el partir.

« Je préférerais être mort que vif,
et en fin de compte, à mon avis,
Amour fera de moi un martyr.
Je ne peux m’en sortir autrement. »

Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. et trad. par Armand Strubel, Paris, Le livre de poche, 1992, p. 161, v. 1832-1835.

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Feuillet présentant un passage de La Divine Comédie signée par Dante au début duXIVe siècle. L’auteur est conduit par Béatrice à contempler les étoiles, merveille de la création, grâce à la profondeur de l'amour divin. Biblioteca nazionale Marciana, Venise, Cod. It IX, 276 (=6902), folio 53v

 

 

Autre notion transversale : la lumière. Elle est partout lorsqu’on décrit la femme idéale. Sa peau est claire, ses cheveux blonds et ses yeux vairs, changeant en fonction de la luminosité. « L’idée de lumière est associée à beaucoup de religions, à une essence métaphysique. En Égypte, par exemple, le soleil est une divinité », précise la chercheuse. Dante (1265 - 1321), auteur de La Divine Comédie, récupère cette tradition de la femme lumière et l’applique à la femme ange.

 

 

 

 

 

 

« Il considère la femme comme un miroir de la grâce divine qui lui permet de connaître Dieu non plus à travers la foi et la raison, mais à travers l’amour»

complète Cristina Noacco.

Dante exprime ainsi une très forte continuité et coexistence entre amour terrestre et amour céleste.

Vers une démystification de l’amour et de la femme à partir du XIIIe siècle

Les histoires littéraires sont-elles fidèles à la réalité ? Les textes représenteraient plutôt un amour idéalisé pour combler des attentes illusoires.

« On chante une femme mariée qu’on ne pourra pas aborder. On chante un amour mérité au prix d’un cycle d’épreuves, mais est-ce si simple ? Et on peut se demander si la femme était réellement célébrée à ce point… »

nuance Cristina Noacco.

 

farce cuvier
Illustration réalisée en 1896 par Jean Geoffroy présentant une scène de La farce du cuvier, auteur anonyme, XIIIe siècle. L’épouse et la belle-mère y sont présentées comme terribles et acariâtres.

 

À partir du XIIIème siècle, le rapport amoureux est traité différemment dans les farces théâtrales. La stratégie pour dépasser les frustrations a évolué. On rit de l’amour plutôt que de le magnifier et de l’idéaliser. La réalité n’est plus enjolivée mais montrée dans ses facettes ordinaires et critiquée. Le ménage met en scène ses failles avec autodérision. La femme mariée est caricaturée.

À la fin du Moyen Âge, l’amour relaté par le grand chant courtois est entièrement démystifié. La femme redescend de son piédestal. Sans cœur, elle n’a pas besoin d’être aimée. La belle dame sans mercy, poème rédigé par Alain Chartier en 1424, ignore même la complainte du poète qui souffre pour elle.

Une idée de l’amour qui a fait son temps ?

Cette remise en question de l’amour courtois dans la littérature trouve son explication dans le contexte politique de la guerre de cent ans (1337 - 1453). Les techniques de combat de la chevalerie française, fondement de la société médiévale, n’ont pas fait leurs preuves face aux méthodes anglaises. Tout le code courtois chevaleresque, les modalités de combat, l’idéalisation de l’amour et de la femme sont révolus.

La notion du temps qui passe et qui abîme les corps et les cœurs entre d’ailleurs dans les textes. Les auteurs, tels que François Villon, célèbre poète de la fin du Moyen Âge, dépeignent et déplorent l’étiolement de la beauté de la femme, la déchéance physique… La figure de la vieille fille de joie délaissée entre dans le paysage littéraire. Le corps lumineux et métaphysique des femmes de la fin’amor est un lointain souvenir. Comme les corps qui se transforment, l’amour non plus n’est pas éternel.

Pourtant notre conception actuelle de l’amour trouverait ses racines au Moyen Âge. Dans L’Amour et l’Occident, paru en 1972, le philosophe Denis de Rougemont résume la notion occidentale de l’amour ainsi : « L’amour heureux n’a pas d’histoire. (…) Ce qui exalte le lyrisme occidental, ce n’est pas le plaisir des sens, ni la paix féconde du couple. C’est moins l’amour comblé que la passion d’amour. Et passion signifie souffrance. »

 

Les conseils lecture pour aller plus loin…

  • Un recueil de poèmes de troubadours essentiel pour Cristina Noacco : René Nelli, René Lavaud, Les Troubadours, 2 vol., Paris, Desclée de Brower, coll. « Bibliothèque européenne », 2000 (t. I : L’œuvre épique : Jaufre, Flamenca, Barlaam et Josaphat ; II : L’œuvre poétique).
  • Les romans de Chrétien de Troyes, eux, offrent l’exemple le plus abouti de la quête d’amour par le personnage courtois-chevaleresque : Chrétien de Troyes, Romans suivis des Chansons avec, en appendice, Philoména, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques modernes », 2000.