A l’origine des gestes et des mots chez l’homme et le singe

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A l’origine des gestes et des mots chez l’homme et le singe

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Comment expliquer que nous fassions des gestes en parlant au téléphone alors que notre interlocuteur/interlocutrice ne les voit pas ? Certain.es scientifiques considèrent ces gestes comme les fossiles d’un langage gestuel primitif et explorent si nos cousins les singes partagent le même héritage ancestral.

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Par Marie Bourjade, enseignante-chercheuse à l’Université Toulouse – Jean Jaurès, au laboratoire Cognition, langues, langage, ergonomie (CLLE) et à l’Institut universitaire de France.

 

Pour investiguer les précurseurs du langage, les chercheurs étudient les systèmes de communication, les gènes ou encore l’anatomie de plusieurs primates, y compris l’homme. Grâce à ces approches, nous savons aujourd’hui que le langage oral qui nécessite une articulation fine de la langue et de la bouche n’a pas pu émerger avant quelques mutations génétiques que le chimpanzé ne possède pas. Mais les scientifiques continuent de chercher comment nos ancêtres humains sont parvenus à maitriser si finement le contrôle de leur voix. Les enfants qui développent le langage commencent d’ailleurs par les gestes ! Et les singes ont une bien plus grande flexibilité sur leurs gestes que sur leurs vocalisations. L’histoire évolutive que nous explorons ici propose que les premiers humains se soient adaptés à de nouvelles conditions sociales liées à la bipédie : les nourrissons auraient donné de la voix pour s’assurer l’attention de leurs parents, venant enrichir une gestualité déjà riche et flexible.

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Mère avec son enfant de 8 mois, en train de téter. C’est bientôt l’âge du sevrage et également le moment où le jeune babouin use intentionnellement de ses gestes et vocalises pour protester contre les refus de sa mère. © Bourjade - Uaso Nigiro Baboon Project.

 

Les gènes ne font pas tout

Existe-t-il un gène du langage primitif ? De nombreux scientifiques focalisent leur attention sur le gène FOXP2 identifié dans une famille humaine présentant des troubles de l’acquisition du langage oral. Les membres de cette famille présentaient une version mutée du gène en comparaison à la population générale. FOXP2 a ensuite été retrouvé chez d’autres mammifères ; seuls deux acides aminés diffèrent entre la protéine humaine et celle du chimpanzé. Ainsi, les quelques mutations apparues sur FOXP2 au cours de l’évolution humaine seraient impliquées dans le contrôle articulatoire du langage oral. Des études ultérieures ont montré que l’homme de Neandertal possédait la même version du gène que l’homme moderne, autorisant de fait le langage articulé chez cette ancienne espèce d’humain.

 

Le geste avant les mots

Cette découverte a donné l’illusion transitoire que FOXP2 était le gène du langage ! Mais posséder le gène ne suffit pas pour maitriser la parole. Le cas de Victor de l’Aveyron, l’enfant sauvage recueilli et éduqué par le médecin Jean Itard au début du XIXème siècle représente l’un des cas cliniques les mieux renseignés sur la nécessité des influences sociales dans l’acquisition du langage oral. Victor appris à lire et à écrire mais ne put jamais prononcer un mot correctement. Curieusement, même les enfants choyés par leurs parents et exposés à leur langue maternelle dès la naissance doivent redoubler d’effort au cours de leurs deuxième et troisième années de vie pour parvenir à prononcer correctement les syllabes, puis les mots. Or, à cet âge-là, les enfants comprennent déjà très bien le langage ! Ils savent se faire comprendre des adultes, maitrisent les codes sociaux de la conversation et peuvent alterner des tours de paroles, produisent des gestes communicatifs conventionnels (e.g. agiter sa main pour dire au revoir) et des gestes de pointage pour désigner un élément de l’environnement (e.g. pointer du doigt vers un chien). Ces gestes, à l’instar des mots, ont des propriétés linguistiques importantes : ils relèvent d’une « conventionnalisation » du lien entre la forme et ce qu’elle désigne/signifie. Comment ces « bébés linguistes » peuvent-ils maitriser aussi bien la grammaire des gestes sans être capables d’articuler trois mots ?

 

L’origine de la fabrique des mots : les smacks et les clics

Le même mystère agite le champ des origines du langage. Bien que la très grande majorité des langues humaines soient parlées oralement, et ce à l’exception des langues signées, les chercheurs n’ont pas encore élucidé l’histoire évolutive du contrôle volontaire de la voix. Les études comparatives chez les primates sont sans conteste les meilleurs outils à notre disposition pour investiguer les propriétés langagières dans des systèmes de communication non-humains.

L’étude du tractus vocal des babouins de Guinée montre par exemple que cette espèce est capable de prononcer 5 types de voyelles – et la même voyelle peut être présente dans différentes vocalisations, à la manière des phonèmes dans les langues. Chez les orangs outans, des chercheurs ont observé un répertoire riche de sons comme des clics, smacks et raspberries (air soufflé entre les lèvres pincées) qui diffèrent d’une population à l’autre, formant des dialectes. La structure acoustique de ces sons en fait de bons candidats pour des proto-consonnes desquelles les consonnes dites non voisées comme [s] ou [k], à la différence de [z] ou [g] voisées, auraient pu évoluer. Si les orangs outans ne combinent pas les voyelles et les consommes dans les mêmes vocalisations, ils les produisent toutefois au rythme du langage parlé ! Chez les macaques rhésus, le lip-smacking, un mouvement rythmique d’ouverture et de fermeture des lèvres et de la langue est une expression faciale produite vers les partenaires affiliés, parents ou amis. Des chercheurs ont montré que cette expression faciale était produite au rythme de la parole humaine, soit à une fréquence comprise entre 3 et 8 Hz. Les babouins geladas d’Ethiopie produisent aussi un wobble, un lip-smacking voisé, à un rythme très proche (6-9 Hz) indiquant qu’ils peuvent produire un son structurellement similaire à la parole humaine.

paysage singe bourjade
Troupe de babouins olive au lever du jour ; un haut moment de la vie sociale propice à l’épouillage, aux salutations et au jeu. Plateau de Laïkipia, Kenya © Bourjade - Uaso Ngiro Baboon Project.

 

Jeu de mains et jeu de mots chez les singes

La structure des vocalisations des primates répond également au principe de double articulation que l’on trouve dans les langues humaines naturelles. Il s’agit d’utiliser un petit répertoire de sons sans signification (comme les phonèmes des langues) et de les combiner entre eux pour former des ensembles signifiants (comme les mots et les phrases). Le chimpanzé de la réserve de Taï en Côte d’Ivoire, montre une grande variabilité de séquences vocales avec des combinaisons non aléatoires de plus de deux unités sonores équivalentes à des phonèmes. Avec mes collègues du laboratoire CLLE, nous appliquons la même logique à des séquences gestuelles. Nous avons identifié 8 unités gestuelles irréductibles mobilisant la bouche, les sourcils, le scalp, le tronc, la fourrure, le bras et la main. Ces unités sont combinées pour former des séquences de menace impliquant uniquement le visage ou le visage et la main. En venir aux mains chez le babouin ne se produit qu’après activation de la bouche, et haussement des sourcils, ce qui est déjà une menace élevée.

 

Vocabulaire et grammaire limités chez les singes

Chez l’humain, le pouvoir de généralisation, c’est-à-dire d’invention de nouvelles combinaisons est virtuellement infini et factuellement très large. Au contraire, chez les singes, les ensembles combinés sont très peu nombreux et les répertoires de vocalisations petits et innés. Voilà une différence majeure sur laquelle les chercheurs se cassent les dents depuis des décennies. Dans les années 1980, plusieurs chercheurs avaient entrepris d’enseigner le langage oral à des chimpanzés, des bonobos et même à Alex, un célèbre perroquet. Le perroquet parvient à articuler des mots, mais pas les grands singes ! Ces derniers ont en revanche pu maitriser la langue des signes américaine avec beaucoup plus de succès : ils apprenaient de grands répertoires de signes qu’ils pouvaient combiner entre eux, sans toutefois développer de structures grammaticales complexes.

Naturellement, les primates possèdent un système de communication gestuel très élaboré. Ils contrôlent leurs gestes beaucoup mieux que leur voix. Peut-être que le fait que les gestes soient appris, de même que la manière de les produire, le contexte où les utiliser et comment y répondre jouent un rôle dans cette flexibilité. Chez les chimpanzés de la réserve de Budongo en Ouganda, une équipe a identifié plus de 130 gestes employés volontairement pour se diriger, indiquer la présence de nourriture, d’un danger ou d’un proche. Les chercheurs ont répertorié chaque geste et caractérisé son usage et sa signification en observant la réponse des partenaires. Comme les mots d’une langue, certains gestes sont polysémiques, mais quand le chimpanzé veut être certain d’être compris, il peut combiner son geste à une vocalisation.

 

De la main à la bouche : l’importance des ruptures de communication pour un langage multimodal

Les gestes sont aussi utilisés intentionnellement, comme le prouvent les « échecs » de communication. En effet, c’est quand le destinataire ne répond pas que le chercheur apprend le plus de choses sur les compétences de l’émetteur. Les singes répètent ou changent leurs gestes s’ils ne sont pas perçus, modifient leur position ou donnent de la voix quand ils n’obtiennent pas la réponse souhaitée. Avec une série d’expériences menée sur une population captive de babouins olive, nous avons pu mettre en évidence que le babouin percevait l’état attentionnel d’un partenaire humain. Ils produisaient des gestes silencieux envers un humain qui les regardait mais déployaient des gestes sonores quand l’humain avait le dos tourné ou les yeux fermés. La sensibilité à l’attention du partenaire est aussi évidente dans la communication entre babouins : ils utilisent des gestes silencieux envers des partenaires visuellement attentifs, et préfèrent toucher un partenaire qui ne les voit pas. Nos travaux ont également montré que cette sensibilité à l’attention nécessitait une exposition au visage de l’expérimentateur.

 

Bipédie et parole auraient-elles co-évolué ?

L’apparition de la bipédie a généré des modifications squelettiques et posturales chez les premiers humains conduisant à un accouchement prématuré des nouveau-nés qui terminent leur développement après la naissance. Ces bébés humains très dépendants de leur mère ne pouvaient ni la suivre ni grimper sur son dos comme font les bébés quadrupèdes de babouins ou de chimpanzés par exemple. Or, pour ces êtres vulnérables, être perçu et recevoir l’attention des parents est un besoin absolument vital qui a sans doute généré de fortes pressions sélectives.

L’hypothèse évolutive que nous explorons ici est que les nourrissons des premières espèces bipèdes aient donné de la voix pour s’assurer l’attention de leurs parents, venant enrichir une gestualité déjà riche et flexible. En particulier, nous cherchons à savoir si les bébés qui ajustent leur modalité de communication à l’attention du parent en tirent des bénéfices adaptatifs. Nos travaux actuels explorent ces possibilités chez les nourrissons babouins, chimpanzés et humains dans différentes cultures.

 

Le son pour attirer l’attention, les mots pour communiquer

Chez toutes ces espèces, les adultes savent ne pas produire de geste silencieux quand leur interlocuteur ne les regarde pas. Ils préfèrent le toucher, vocaliser ou lui adresser des gestes sonores. Les vocalisations sont néanmoins efficaces quelle que soit l’attention de l’interlocuteur. Chez les chimpanzés, Mawa Dafreville (Doctorante) a montré que les enfants (avant 5 ans) utilisaient des gestes tactiles quand leur mère était visuellement inattentive alors que les adolescents (entre 9 et 15 ans) privilégiaient les gestes sonores dans la même situation. Les enfants babouins (avant 2 ans) vocalisent pour protester quand la mère refuse de céder à leurs requêtes. Des enfants humains âgés de 7 à 14 mois observés en France et en Ethiopie, utilisent préférentiellement la voix et des gestes sonores plutôt que des gestes tactiles quand leur mère est visuellement inattentive. Il est possible que nos ancêtres aient fait de même : utiliser la voix et les gestes sonores pour obtenir l’attention, puis principalement la parole pour échanger. Voilà d’où pourrait venir le langage et ses gestes fossiles.

 

Références bibliographiques

 

  • Bourjade, M. (2016). Le pointage controversé des singes : Éléments empiriques chez le babouin olive (Papio anubis). Enfance, 4, 375‑404.
  • Bourjade, M., Meguerditchian, A., Maille, A., Gaunet, F., & Vauclair, J. (2014). Olive baboons, Papio anubis, adjust their visual and auditory intentional gestures to the visual attention of others. Animal Behaviour, 87, 121‑128. https://doi.org/10.1016/j.anbehav.2013.10.019
  • Fagot, J., Boë, L.-J., Berthomier, F., Claidière, N., Malassis, R., Meguerditchian, A., Rey, A., & Montant, M. (2019). The baboon: A model for the study of language evolution. Journal of human evolution, 126, 39‑50.
  • Falk, D. (2004). Prelinguistic evolution in early hominins: Whence motherese? Behavioral and Brain Sciences, 27(04), 491‑503. https://doi.org/10.1017/S0140525X04000111

 

CLLE :  Laboratoire Cognition, Langues, Langage, Ergonomie (Université Toulouse - Jean Jaurès, Université Bordeaux Montaigne, CNRS, UMR 5263).