Deux femmes scientifiques à la barre

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Terre・Espace

Deux femmes scientifiques à la barre

Portraits Planquette Jeandel
© Sébastien Hervé (UBO-IUEM-LEMAR) et Sébastien Chastanet (OMP)

Le 13 janvier, elles embarquent à bord du Marion Dufresne pour diriger ensemble la campagne océanographique SWINGS. Retrouvez les deux chercheuses CNRS à la tête de cette mission, Hélène Planquette, du Laboratoire des sciences de l’environnement marin (Lemar), et Catherine Jeandel, du Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales (Legos). Elles nous en expliquent les enjeux.

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Expédition SWINGS

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Cette article est co-publié sur le blog CNRS Le journal dédié à l’expédition.

 
Catherine Jeandel, Hélène Planquette, vous vous êtes donné rendez-vous début janvier à La Réunion. Dans quel objectif ?

Hélène Planquette : Le 13 janvier, nous embarquons à bord du Marion Dufresne pour diriger ensemble la campagne océanographique Swings (South West indian Geotraces Section). Notre débarquement est prévu le 8 mars 2021, après huit semaines de mer dans l’océan Indien Sud-Ouest austral.
Catherine Jeandel : Un objectif majeur de Swings est de mieux comprendre ce que l’on appelle la pompe à carbone océanique : dans le cycle du carbone naturel, la biologie marine joue un rôle clé en séquestrant de grandes quantités de CO2 dans les eaux de l’océan profond.

 

Pour cela, vous étudiez le transport en éléments traces et isotopes au sein des masses d’eau ?

C. J. : Tout à fait. Cette mission s’inscrit dans un très grand projet international, Geotraces, dont l’objectif est de décrire et de quantifier les sources d’éléments chimiques à l’océan, leur transformation dans l’océan une fois qu’ils y sont, et enfin comment ils vont ensuite en être soustraits. Pour cela, nous nous appuyons sur des éléments de la classification périodique « bavards » et qui nous servent de traceurs… et qui sont effectivement très peu abondants dans l’océan.
H. P. : Tout au long de notre mission, nous prélèverons des échantillons de la surface jusqu’au fond de l’océan pour déterminer les concentrations de ces éléments présents en très faibles concentrations. On les appelle « éléments traces », d’où le nom de ce projet international et collaboratif, à l’image de notre discipline. Face au volume des océans, les scientifiques du monde entier ont compris qu’il leur serait indispensable d’unir leurs efforts.

Il est question ici d’éléments chimiques bien ciblés, chacun jouant un rôle particulier…

H. P. : En effet. Certains de ces éléments sont indispensables au développement de la vie. Ce sont les vitamines de l’océan et on dit qu’ils sont nutritifs, comme le fer, indispensable à la photosynthèse en surface. D’autres éléments rentrent en jeu, comme le cuivre, le zinc ou le cadmium.
C. J. : D’autres sont des traceurs de processus et jouent le rôle de « colorants », car ils permettent d’identifier la source de la matière, ou de chronomètres des processus étudiés parce qu’ils sont naturellement radioactifs. Par exemple, le thorium nous aide à établir la vitesse de chute des matières qui chutent, depuis la surface vers les sédiments du fond, telle une neige marine dans la colonne d’eau. Comme nous sommes incapables de nous poser avec un chronomètre à 3 000 m de profondeur, le thorium nous est bien utile !

Chacune d’entre vous a ses objets d’étude privilégiés, c’est bien cela ?

H. P. : Je me concentre par exemple sur le fer, élément trace essentiel à la photosynthèse, premier maillon de la pompe biologique du carbone. Le rôle de l’océan Austral dans la séquestration du CO2 atmosphérique est important et les acteurs de cette séquestration, complexes, mettent en jeu l’activité biologique (photosynthèse en surface, chaîne trophique, export de matière carbonée vers les abysses, séquestration dans les sédiments) et la circulation océanique (courants marins, transports de masses d’eau). Il est donc important de repérer d’où viennent les éléments nutritifs et comment ils se transforment. Pour déterminer ces sources et ces puits, nous avons recours aux distributions d’autres éléments tels que le manganèse ou l’aluminium, ou encore les isotopes.
C. J. : Tous les éléments chimiques présents ne sont pas fabriqués à l’intérieur de la machine océan, comme produits de l’activité biologique : d’autres sont issus des poussières des continents, des sédiments déposés par les fleuves sur les marges continentales, etc.  Nous étudions aussi ces sources et transports. Ainsi, les isotopes du néodyme, élément appartenant aux « terres rares » sur lequel j’ai beaucoup travaillé, permettent d’identifier l’origine de la matière en un point donné, par exemple si elle vient d’Afrique du Sud. On mesure aussi le baryum, traceur de l’activité bactérienne à moyenne profondeur, ou encore le radium, chronomètre permettant d’établir depuis combien de temps une eau a quitté la côte. Tous jouent leur rôle spécifique de traceurs dans cette boîte à outils très particulière !

Mesurer ces concentrations dans l’eau de mer doit être un véritable défi !

H. P. : Tout à fait ! Pour les traces de fer, cela revient à rechercher la matière d’un trombone qui aurait été dissous dans 30 piscines olympiques ! Dans l’histoire de notre discipline, il a fallu d’abord se mettre d’accord sur les protocoles, pour être sûrs de mesurer la même chose. C’est ce que l’on a appelé l’intercalibration de la fin des années 2000.
C. J. : Cela induit une certaine façon de travailler, c’est certain. Ces mesures d’éléments en traces sont très récentes, les premières remontent aux années 1980 et 1990, quand nous avons été capables de les réaliser de façon fiable, c’est-à-dire de s’affranchir des contaminations extérieures à l’échantillon.

Quelle place la campagne SWINGS tient-elle au sein de Geotraces ?

C. J. : Les géochimistes marins (notre discipline en océanographie) ont pour objectif de réaliser un atlas mondial de données de ces traceurs en open-access. Par ailleurs, nous avons encore beaucoup de choses à comprendre sur les mécanismes en cours dans l’océan, qui n’est pas tellement plus homogène, en termes d’écosystèmes, que la Terre, avec ses déserts, sa forêt amazonienne, ses prairies normandes, etc.
La tâche est donc immense et travailler chacun dans son coin n’a aucun sens au regard des enjeux. Le programme Geotraces a été conçu dans les années 2000, par les chercheurs eux-mêmes, qui ont réfléchi aux endroits opportuns à explorer, en fonction des flottes océanographiques et des intérêts scientifiques de chaque nation. La notion de collaboration surpasse celle de compétition en recherche marine. La mission swings va explorer l’océan Indien Sud-Ouest austral et évoluer dans le plus grand courant du monde.
H. P. : L’accès à ce secteur de l’océan Austral est facilité à la communauté scientifique française grâce au Marion Dufresne, qui effectue régulièrement des rotations autour des îles Crozet ou Kerguelen par exemple. La mission swings est une contribution majeure à Geotraces puisqu’elle est la seule campagne océanographique dans ce secteur. En plus des éléments nutritifs mentionnés ci-dessus, nous étudierons aussi la circulation et les transports physiques des masses d’eau dans ce secteur de l’océan Austral. Nos recherches ne sont qu’une pierre à l’édifice, mais si l’on comprend mieux ces transports et les mécanismes de la pompe biologique du carbone par l’océan, qui piège le CO2 de l’atmosphère, le dissout et le dépose au fond, nous comprendrons mieux son rôle sur le climat.

Quels seront les prélèvements et les expériences réalisés à bord ?

H. P. : Nous disposons de plusieurs instruments : deux rosettes équipées de 24 bouteilles de 12 litres, dont une dédiée aux métaux en traces, et dont la collecte se fait ensuite dans une salle blanche dédiée, spécialement aménagée dans un conteneur de 20 pieds.  Un « poisson » prélèvera de l’eau en continu à l’arrière du bateau, qui sera acheminée dans cette salle blanche au moyen de pompes. Ces équipements très précieux sont gérés par la division technique de l’Institut national des sciences de l’Univers (Insu) de Plouzané, près de Brest (Finistère). Par ailleurs nos collègues étrangers apportent également des collecteurs d’aérosols et de pluie.
C. J. : Nous utiliserons également une quinzaine de pompes, capables de filtrer 1 000 litres d’eau de mer pendant environ trois heures, à des profondeurs ciblées pour leur intérêt. Nous ferons aussi des carottages de sédiments en des points bien précis.  

Comment l’itinéraire est-il défini au départ de La Réunion ?

C. J. : En aval des îles, il peut y avoir un apport important de matières par l’érosion de ces îles : nous allons guetter d’éventuelles stimulations planctoniques et une biodiversité plus riche. Nous allons aussi comparer les zones nord, aux eaux plus chaudes, aux zones sud, plus froides. Entre l’Afrique du Sud et la première île que nous rencontrerons, l’île Marion, nous allons explorer pendant trois jours l’hydrothermalisme près d’une montagne sous-marine, dite ride médio-océanique. Au sud de Kerguelen et de Heard, on traverse une zone de fosse profonde où s’engouffre un courant circumpolaire, une circulation horizontale cette fois, qui transporte les éléments chimiques d’Ouest en Est.
H. P. : Nous avons dessiné le tracé de la campagne pour intercepter les zones que Catherine vient d’évoquer, mais à bord, une petite équipe de navigation, dite d’anticipation, dont nous faisons partie, affinera l’itinéraire quelques jours à l’avance. Un membre de l’équipe a conçu un logiciel, une sorte de routine qui permettra d’adapter, en temps réel, notre trajet et nos mesures aux imprévus logistiques et météo.  C’est une aide au prélèvement, pour ne pas « taper aveuglément », car nous aurons accès aux concentrations de chlorophylle, en temps réel, obtenues par satellite, ainsi qu’aux produits altimétriques qui nous permettent d’avoir la position précise des courants de surface.

Les mesures ont lieu 24 heures sur 24 ?

C. J. : Et sept jours sur sept ! Nous sommes 105 personnes à bord, dont 48 chercheurs et scientifiques rien que pour la mission Swings. Outre l’origine des éléments en traces, leurs transformations d’état physique, chimique et biologique dans la colonne d’eau et leurs moyens de sortie de l’océan, il est aussi prévu de comparer la concentration en CO2 des eaux de surface à celle de l’atmosphère : c’est l’intérêt de la présence à bord du service national d’observation Oiso, qui réalise cette surveillance annuelle depuis 30 ans.
H. P. : Signalons aussi un deuxième programme de suivi temporel de données, Themisto : embarqué sur Swings, il étudie les écosystèmes pélagiques grâce à l’outil acoustique en établissant la distribution en 3D à haute résolution du zooplancton et du micronecton sur un large gradient de latitudes, afin de comprendre comment se répartissent ces organismes en lien avec la physique océanique, la biogéochimie et le climat, et aussi en lien avec les prédateurs supérieurs qui se concentrent dans certaines zones marines pour se nourrir.
C. J. : Un dernier projet, Map-Io, s’appuie sur la plateforme du navire pour établir des mesures physiques de la distribution des aérosols (épaisseurs optiques, granulométrie) dans l’atmosphère de l’océan Indien.

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Le Marion Dufresne au large de l'archipel Crozet © Fabien PERAULT (CNRS/ IPEV)

 

La mission comporte aussi un volet de médiation scientifique…

Audrey Gueneugues mascotte
Audrey Gueneugues avec la mascotte pour les élèves d'une classe élémentaire © Laurent Godard.

C. J. : Tout à fait ! Nous avons mis en place une action spéciale pour les enseignants des écoles, collèges et lycées. Ainsi, des documents pédagogiques seront préparés par deux professeurs agrégés, Yan Serra en SVT-géologie et Renaud Blyweert en physique-chimie, et mis à leur disposition au service éducatif de l’Observatoire Midi-Pyrénées de Toulouse. Chaque mardi matin, le journal en ligne Exploreur de l’Université fédérale de Toulouse proposera aussi un article de fond sur les thèmes de recherche abordés pendant la campagne, des contenus partagés avec le blog de CNRS le journal.
H. P. : Et troisième volet de cette action, le site web https://swings.geotraces.org sera tenu au fil de l’eau, pendant la campagne. Journal de bord, positions du navire, photos légendées, il sera alimenté, entre autres, par les participants qui auront l’envie (et le temps !) de partager leur expérience à bord. Et une vidéaste, Sibylle d’Orgeval, tournera un documentaire, et Laurent Godard peintre (et chirurgien-dentiste !) réalisera des portraits de tous les membres de l'aventure.

Comment s’organise votre collaboration scientifique ? Comment vous partagez-vous le travail ?

H. P. : Étant donné le nombre d’opérations, la multitude des équipes et des prélèvements associés, il nous a paru important de nous partager le temps à bord : l’une de nous deux sera toujours de quart, éveillée. Ce partage vaut aussi pour le type de prélèvements : par exemple, Catherine s’est occupée de les coordonner sur la rosette standard et moi sur la rosette propre. Enfin, pour construire cette mission, chacune a contacté plusieurs collaborateurs, à la fois en France et à l'étranger, selon leurs compétences. Puis nous les avons réunis, afin de mieux identifier leurs besoins et d'affiner la stratégie de campagne.
C. J. : Les premiers drafts datent de 2010 ! Monter un projet comme celui-ci requiert du temps et de la persévérance, ainsi qu’une équipe de collaborateurs motivés. Hélène et moi nous sommes aussi partagé la montagne de documents administratifs, les visas, les autorisations, etc. Chacune est en permanence au courant de ce que l’autre fait, pour pouvoir pallier toute éventualité.
H. P. : Comme par exemple, pendant les fêtes de fin d’année : nous avons assuré à tour de rôle une veille pour régler les problèmes de dernière minute.

 

LEGOS : Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales – IRD, CNES, CNRS, Université Toulouse III – Paul Sabatier.

LEMAR : Laboratoire des sciences de l’environnement marin – Université de Bretagne occidentale, CNRS, IRD, Ifremer.