Swings #7 : Traquer le CO2 dans l’océan
L’océan régule le climat en absorbant le gaz carbonique. Sans lui, l’air contiendrait 30% de CO2 supplémentaire et l’atmosphère serait considérablement plus chaude. Sur le Marion Dufresne, depuis plus de 20 ans, le programme OISO mesure le dioxyde de carbone présent à la surface de l’eau, et celui piégé jusque dans les profondeurs des océans. Objectif dans le cadre de la mission SWINGS : suivre l’évolution du bilan de carbone.
Par Victoria Lascaux, de l'équipe Exploreur.
« Nous ne voyons pas de différence depuis le début de la crise sanitaire. La baisse des émissions due aux activités humaines est faible, elle est présente mais trop faible pour qu’on la détecte dans les océans »
précise Claire Lo Monaco, chercheuse biogéochimiste marine au CNRS, responsable de l’équipe du programme Ocean Indien Service Observation (OISO) au côté de ses collègues du projet SWINGS, à bord du Marion Dufresne.
Malheureusement, quelques mois de confinement et la réduction du trafic aérien ne suffisent pas pour réduire significativement les concentrations de CO2 dans l’atmosphère, et donc la perturbation climatique. L’année 2020 a été une des années les plus chaudes depuis 50 ans. Les scientifiques restent donc en alerte pour comprendre et évaluer les capacités d’absorption des océans.
« On parle de puits de carbone quand le CO2 dans l’eau est inférieur au CO2 dans l’air, l’océan va pomper du carbone »
nous résume Claire Lo Monaco.
Cette interactivité amène les scientifiques et les médias à qualifier les océans de « puits ou de sources » de carbone. Le flux de carbone va toujours du plus vers le moins. Dès que le CO2 dans l’eau est inférieur à celui dans l’air, l’océan absorbe ce dernier et le dirige vers les abysses : c’est le « puits ». A contrario, par exemple dans les régions chaudes équatoriales, l’océan est considéré comme une « source » quand le CO2 dans l’air est inférieur à celui dans l’eau. Alors l’océan dégaze. L’océan dégaze également dans les zones d’« upwellings », zones où les eaux profondes riches en CO2 remontent à la surface par l’action des vents. Cependant, si on fait le bilan mondial, les océans stockent plus qu’ils n’expulsent de gaz carbonique. À lui seul, le vaste océan Austral, au sud de 35°S capte environ 40% du carbone anthropique qui s’accumule progressivement dans tous les océans.
Les recherches menées dans le cadre de OISO et SWINGS vont permettre de comprendre le comportement du CO2 dans les océans Indien Sud et Austral vis à vis d’autres régions océaniques. Toutes les données qui auront été recueillies durant la campagne seront mises en commun dans des bases de données dédiées (SOCAT, www.socat.info) avec d’autres équipes internationales, ce qui permettra d’en savoir davantage sur l’évolution de l’absorption du CO2 dans les océans à l’échelle globale.
Le temps passe, les données restent
Cette année, la mission SWINGS et le programme OISO se sont associés pour observer l’évolution du CO2 dans l’océan en complétant les données accumulées depuis plus de 20 ans par OISO initié en 1998 par Nicolas Metzl.
« Le Marion Dufresne effectuant des rotations régulières autours des îles Crozet, Kerguelen, et Amsterdam, c’était une belle opportunité pour aller étudier cette région tous les ans. L’idée était d’obtenir des séries temporelles de CO2 sur les mêmes trajets et dans une région non échantillonnée par d’autres navires océanographiques »
se rappelle Nicolas Metzl, chercheur CNRS.
Dès sa mise en place depuis plus de 20 ans, le programme OISO s’est inscrit dans les pas de ses prédécesseurs. Dès la première campagne OISO, la stratégie était de prélever des échantillons d’eau à des endroits qui avait déjà été étudiés par des équipes américaines dans les années 70 et par les campagnes françaises INDIGO dans les années 80. L'objectif était déjà d'observer l’évolution du CO2 dans l’eau depuis la surface jusqu’au fond à ces points précis.
Aujourd’hui, même les navigateurs du Vendée Globe participent à ce grand effort de prélèvements ! Cette année certains participants dont le skipper Boris Herrmann ont aussi fait des mesures de CO2 en surface avec des instruments adaptés aux voiliers. Leurs données sont également transmises à la base SOCAT.
« Grâce aux mesures accumulées, nous constatons un réel changement. Nous observons que le CO2 augmente dans l’océan, ce qui prouve que celui-ci est capable de limiter l’augmentation de l’effet de serre. Dans un sens, c’est plutôt une bonne nouvelle, même si elle est tempérée par l’effet de l’acidification »
explique Nicolas Metzl.
Ces résultats confirment que sans les océans, la concentration de CO2 dans l’atmosphère serait beaucoup plus importante et la température de l’air en continuelle augmentation. Cette bonne nouvelle en cache une mauvaise. En effet, cette importante absorption entraîne l’acidification des eaux marines. Celle-ci résulte de réactions chimiques entre l’eau et le gaz carbonique. Elle se traduit par la diminution du pH (potentiel hydrogène) de l’eau de mer. Cette acidification des océans est inquiétante et pourrait être défavorable au développement de certains organismes marins calcifiant, car elle induit la dissolution des coquilles ou autres squelettes calcaires (coraux, phytoplancton, zooplancton, notamment).
Doucement mais sûrement
Pour le moment l’océan n’est pas arrivé à saturation. Les eaux océaniques recouvrent 70% de la surface de la planète, et peuvent encore capter du gaz carbonique émis par les activités humaines. Les océans sont immenses, profonds mais très lents.
« Il faut à l’océan beaucoup de temps pour accumuler le CO2 présent dans l’atmosphère. Si aujourd’hui nous arrêtions toutes nos émissions de CO2, il lui faudrait encore des dizaines d’années voire des centaines pour qu’il puisse capter toute l’accumulation du gaz carbonique induite depuis plus de 100 ans par l’activité humaine »
développe Nicolas Metzl
Cependant, à certains endroits précis notamment dans l’océan Austral, le gaz carbonique transite plus rapidement dans les abysses. Cette rapidité résulte des vents violents qui mélangent très rapidement les eaux de surfaces avec celles en profondeur, ce qui entraîne le CO2 à 1000 ou 2000 mètres au fond. Autre phénomène, celui des eaux denses. Présentes près du continent Antarctique, la formation de ces eaux est due aux différents rejets de sel, pendant la formation des icebergs. Cette salinité plus importante engendre une densité de l’eau qui la rend plus lourde et qui provoque au final une pénétration des eaux dans les profondeurs. Tout autour du continent Antarctique, ces eaux salées et froides vont plonger un petit peu comme une cascade le long du plateau continental antarctique et envahir tous les fonds océaniques mondiaux faisant voyager le CO2 d’origine anthropique jusqu’aux abysses.
Tous ces divers facteurs impactant l’absorption du CO2 par l’océan rend particulièrement complexe la compréhension de la variabilité du phénomène de puits de carbone. L’équipe OISO s’est fixé trois objectifs comme l’explique Claire Lomonaco :
« Tout d’abord nous voudrions répondre à la question de la quantification des échanges air-mer, puis ensuite savoir quelle est la quantité de CO2 due aux activités humaines (donc en excès par rapport aux teneurs naturelles) piégé dans les différentes masses d’eau de l’océan et enfin connaître la conséquence de ce CO2 en excès sur l’acidification des eaux ».
Des analyses en « yo-yo » avec grande précision géographique
Pour analyser l’océan, deux sortes d’observations sont réalisées : les unes en continu depuis le départ de l’ile de la Réunion et durant tout le trajet de la campagne SWINGS et les autres à des stations précises, avec des prélèvements des eaux de toute la colonne d’eau jusqu’aux plus grandes profondeurs.
« Sur la campagne SWINGS, l’intérêt de la station dépend de la profondeur du fond. Pour les plus profondes qui sont autour de 5000 mètres, le retour de la rosette à bord va prendre environ 4h qui descend et remonte 1 mètre par seconde. Dès que la rosette arrive sur le pont nous prélevons immédiatement »
nous décrit Claire Lo Monaco.
Dès l’arrêt du navire, 24 bouteilles de 12 litres à paroies épaisses fixées sur une rosette CTD descendent. Après environ 2 heures de descente, la rosette est remontée. Durant son retour les bouteilles sont stoppées à des profondeurs voulues afin d’emprisonner un échantillon de la colonne d’eau. Une fois remontée à la surface, l’équipe OISO se précipite pour prélever environ 2 litres d’eau. Ils doivent faire vite car l’eau des bouteilles contient des organismes (phytoplancton) qui consomment le CO2 en respirant et donc influent sur la concentration de ce dernier et des nutriments. Pour inhiber cette activité biologique les scientifiques empoisonnent les solutions prélevées avec du chlorure mercurique à faibles doses. Après avoir réalisé toutes ces manipulations, il est désormais possible d’analyser les différentes propriétés de l’eau, soit la salinité, la chlorophylle, l’oxygène, les sels nutritifs (nitrates, silicates, phosphates) et un isotope du carbone, le carbone 13, qui renseigne aussi sur le CO2 d’origine anthropique.
Claire Lo Monaco en train de prélever les échantillons d’eau de mer sur les bouteilles de la rosette © Laurent Godard
Un cycle sans fin
En ce qui concerne les mesures des eaux de surface, une pompe d’eau de mer propre placée sous la coque du navire à environ 7m de profondeur est utilisée en continu. Les scientifiques traquent ainsi la différence de pression de CO2 entre l’air et l’eau de surface qui va gouverner les échanges. Le sens du flux est déterminé par un déséquilibre air-mer. Pour cela, l’équipe OISO utilise plusieurs instruments dans leur laboratoire installé sur le bateau.
L’eau de mer pompée en surface commence son chemin dans un « débulleur » qui alimente tous les instruments pour la mesure de température, salinité, oxygène, fluorescence, carbone inorganique total… Par la suite, un des tuyaux en sortie du débulleur amène l’eau dans la cellule d’équilibration où celle-ci s’écoule sur un cône. Dans le but de former un film mince en contact avec un flux d’air qui circule en circuit fermé entre la cellule d’équilibration et l’analyseur. L’air est lui aussi très important lors des mesures de CO2, pour cela il doit passer par un piège à froid d’environ -35°C afin de complètement le sécher. L’air sec passe ensuite dans l’analyseur qui va mesurer la pression du gaz carbonique équilibré avec l’eau. Toutes les 6h, l'instrumentation bascule automatiquement sur le circuit d’analyse d’air atmosphérique et la mesure de trois gaz standards de référence pour calibrer l’instrument.
Enfin pour mesurer l’eau de surface et simultanément la concentration de carbone inorganique dissous (somme des espèces de carbone inorganique) et de l’alcalinité totale (la capacité des eaux à neutraliser un acide) un dosage potentiométrique est utilisé. Celui-ci est réalisé par mesure de pH dans une cellule fermée dans laquelle l’échantillon d’eau est piégé, afin de lui ajouter de l’acide chlorhydrique par petits incréments à l’aide d’une burette de précision. Cet ajout d’acide modifie le potentiel de CO2 ce qui permet ensuite de calculer la concentration de CO2 total en carbone inorganique dissous.
« Nous ne conservons pas les prélèvements. Nous rentrerons à Paris juste avec les données et avec seulement environ 200 litres de déchets d’analyse conservés dans des bidons. Il est hors de question de rejeter l’eau empoisonnée à la mer. Nous recyclons et traitons l’eau à l’université »
nous précise Claire Lo Monaco.
La bonne humeur et la fierté de l’équipe scientifique OISO resteront dans les mémoires de l’ensemble des membres de l’expédition SWINGS.
PORTRAIT
Sara Sergi : l’expérience de thèse en mer et en dessins
Quel est votre parcours scientifique ?
J’ai fait une licence en mathématiques appliquées couplée à une formation en géographie. J’ai ensuite réalisé un master en biogéochimie et physique à l’Université d’Aix Marseille. Là, je suis en troisième année de thèse au laboratoire LOCEAN. Elle porte sur l’étude des processus qui alimentent la production de phytoplancton dans l’océan de surface à partir d’observations satellitaires.
Quelle est votre plus grande fierté scientifique ?
J’ai participé à un projet sur les sources hydrothermales, ces sources situées à 1000 ou 2000 mètres de profondeur. Ce projet a permis de démontrer qu’elles influencent la production d’algues en surface. Ces sources ont donc un impact sur toute la colonne d’eau.
Quel est votre rôle à bord ?
J’ai deux rôles différents. D’abord, je participe aux prélèvements d’eau réalisés grâce à la rosette. Cet appareil permet de remonter des échantillons d’eau pris à différentes profondeurs. Mon autre rôle est d’analyser les données satellite afin de mieux adapter la trajectoire du Marion Dufresne durant la mission. Nous nous servons d’une application développée par Corentin Clerc qui permet de mieux programmer les stations du bateau.
À quoi ressemble une journée type ?
Pour ce qui est des prélèvements d’échantillons, je fais des quarts de quatre heures, deux fois par jour. Je dois aussi garder la communication avec les responsables de la campagne et l’équipe à terre pour la transmission des résultats des analyses. Ensuite, nous testons l’outil pour programmer le parcours du bateau.
Qu’est-ce qui vous plaît dans cette aventure ?
C’est très excitant de partir sur un bateau pendant deux mois et d’être si isolées de la terre. C’est aussi très enrichissant de passer tant de temps avec un groupe de chercheurs si vaste et stimulant. L’océan m’a aussi toujours attiré. Naviguer sur l’océan le plus isolé, le plus mouvementé, sans aucun repère terrestre, c’est quelque chose de fascinant.
Que faites-vous pour vous évader à bord ?
J’aime dessiner. Je fais des sketchs des personnes et des choses que je vois. Ça me permet de garder des souvenirs de la mission.
Quels livres avez-vous emmené avec vous ?
J’ai pris un livre qui m’accompagne toujours. Il s’agit d’Océan Mer, d’Alessandro Baricco. J’ai aussi une liseuse électronique que j’ai remplie de livres.
JOURNAL DE BORD
La mission touche à sa fin, les marins et les scientifiques sont épuisés. Ils puisent dans leurs dernières forces pour affronter une nouvelle tempête. Les vagues de plus de 10 mètres et un navire qui n’en fait qu’à sa tête n’aide personne à tenir debout. Attention à la chute !
© Laurent Godard
La tempête passée, les bleus aux genoux et aux bras encaissés, les marins sont soulagés. Désormais place à la nuit et au magnifique spectacle des aurores boréales.
Catherine Jeandel et Hélène Planquette, cheffes de SWINGS sont fatiguées mais surtout heureuses d’avoir accompli cette mission océanographique. Le mot de la fin leur revient :
« Plus de 16000 km parcourus, 73 stations occupées et des milliers d'échantillons à analyser.
Nous avons prélevé 40 000 L d'eau, filtré 190 000 L à l’aide de pompes immergées pour recueillir des particules marines et réalisé 110 expériences... fruit de 54 jours et nuits de travail des 48 scientifiques embarqués à bord de SWINGS, cette importante collecte d'échantillons nous a permis de réaliser, et même dépasser nos objectifs initiaux.
Elle va permettre de mieux comprendre comment le carbone est séquestré dans l'Océan Indien Sud, comment varie l'activité biologique entre tropiques et grand sud, comment sont transportés eaux et éléments chimiques au travers de cette zone de transit entre Atlantique et Pacifique. Prochaine étape: renvoyer ces précieux échantillons dans 14 laboratoires différents, puis ensuite, passer aux analyses, tâche colossale qui va requérir du temps et associer de nombreux doctorants et postdoctorants.
Nous sommes très fières et heureuses de ce travail collectif et nous tenons à remercier chaleureusement tous les membres de l'équipage du Marion Dufresne pour leur écoute et dévouement, nos collègues de GENAVIR pour leur indéfectible appui et solutions apportées, et bien sur les 48 acteurs et actrices de cette aventure pour leur motivation, enthousiasme et joie de vivre. Ce fût une belle aventure, quelle chance nous avons de l'avoir vécue !
Nous remercions chaleureusement toutes les personnes qui ont relayé à terre l'aventure SWINGS, à commencer par Victoria Lascaux et Anne-Claire Jolivet de l'Université Fédérale de Toulouse pour l'édition et la publication du journal Exploreur et Elena Masferrer et Paule Dossi au LEGOS à l'Observatoire Midi-Pyrénées pour le suivi du site web: ces deux sources d'informations ont nourri écoles, presse et plus généralement médiateurs scientifiques, comme nos collègues du CNRS (DR14 et centrale). Hélène et moi nous vous donnons rendez-vous pour l'émission la Terre au Carré lundi 29 mars sur France Inter !»