Swings #5 : Les bactéries, le berceau de la respiration océanique
Les bactéries sont partout, elles colonisent notre peau, nos intestins, nos fromages … seules certaines d’entre elles sont néfastes pour notre santé, et la majorité sont nécessaires à notre équilibre et à celles des écosystèmes. Dans l’océan, elles ont aussi leur rôle à jouer en « collaborant » avec le phytoplancton. Une partie de l’équipe scientifique SWINGS étudie ces organismes unicellulaires producteurs de CO2, responsables eux-aussi du cycle du carbone dans l’océan.
Par Victoria Lascaux, de l'équipe Exploreur.
Dans le milieu marin, une énorme diversité bactérienne est recensée. Dans l’océan Austral, seules les bactéries adaptées pour survivre et croître dans ses eaux froides sont abondantes. Alors, y a t-il des lots de bactéries spécifiques pour chaque océan ? Une question qui reste encore sans réponse… mais qui intrigue les scientifiques. Pour ses recherches, l’équipe d’Ingrid Obernosterer du Laboratoire d’océanographie microbienne de Banyuls (LOMIC) s’inscrit dans le programme international BIOGEOSCAPES. Celui-ci vise entre autres à comprendre davantage les communautés microbiennes des océans et leur fonction métabolique en lien avec les éléments traces. Ce programme regroupe des scientifiques internationaux déterminés à explorer les mers du monde entier pendant plusieurs années. À bord du Marion Dufresne, les scientifiques de Swings, océanographes microbiens, biologistes et biochimistes, se préoccupent de l’océan Austral, une zone marine très peu étudiée.
Inspiration, expiration : au rythme des bactéries
Les bactéries respirent comme nous, en absorbant de l’oxygène et en rejetant du dioxyde de carbone (CO2). À l’inverse, le phytoplancton se développe grâce à la photosynthèse, il consomme donc du dioxyde de carbone. Connaître l’équilibre entre absorption et production du CO2, et ainsi réaliser un bilan carbone pour décrire la capacité de l’océan à absorber ce gaz à effet de serre atmosphérique est donc un enjeu écologique majeur.
La diversité bactérienne est liée aux communautés du phytoplancton. Ce dernier produit de la matière organique qui est consommé par les bactéries dans la colonne d’eau. Les bactéries produisent du CO2 et des éléments nutritifs, un processus appelé reminéralisation. L’équilibre des processus physiologiques de ce « duo gagnant » peut être influencé par la température de l’eau et le manque de fer.
Pour réussir à étudier ces bactéries et réaliser le bilan carbone, il faut répondre aux questions suivantes : quelles sont les bactéries présentes et quel est leur taux de respiration ? Quelle est la production primaire due aux algues phytoplanctoniques ? Afin de réaliser toutes ces mesures, différentes techniques sont utilisées.
Une diversité bactérienne à toute épreuve
« Si on regarde au microscope, toutes les bactéries se ressemblent, donc le seul moyen que l’on a est d’étudier la diversité bactérienne par des approches génomiques »
Ingrid Obernosterer, chercheuse CNRS au LOMIC.
Par des techniques de biologie moléculaire, il s’agit de séquencer les gènes extraits de l’ADN et de l’ARN de la cellule bactérienne. Pour accomplir cette manipulation, un déploiement de bouteilles est opéré via les rosettes, dans le but de collecter un maximum d’eau. Les scientifiques utilisent des cartouches, sortes de filtres pliés entre eux pour concentrer les bactéries et récolter assez de biomasse. Pour conserver au mieux ces échantillons microbiens, une congélation comprise entre -20°C et -80°C est nécessaire. De retour au laboratoire, il s’agira de déterminer les gènes présents dans les échantillons, étape indispensable pour identifier la diversité des bactéries présentes à différentes profondeurs et régions océaniques.
Caractériser le génome des bactéries est essentiel, mais quantifier leur activité l’est tout autant. Pour cette recherche, une petite pastille de quelques millimètres est fixée aux parois des bouteilles d’incubations afin de mesurer la respiration des bactéries (la consommation en O2) maintenues à l’obscurité et à température constante.
Coloriser pour détecter la production d’algues
En parallèle, des collègues sud-africains et britanniques (dont Thomas Ryan Keogh) déterminent la production primaire. Pour cela, ils placent des échantillons d’eau de mer en bouteille dans des incubateurs présents sur le pont du bateau. Ces derniers sont de gros cylindres d’un mètre de long, qui sont exposés dans un endroit lumineux du navire et alimentés en continu par l’eau de surface. En effet, le phytoplancton doit retrouver ses conditions naturelles (radiations solaires et température de l’eau). Après 12 ou 24h de « culture », les scientifiques regardent le taux de croissance du phytoplancton. Ils vont également rajouter des nutriments sur certains prélèvements pour savoir si le nitrate, le phosphate, le fer, ou par exemple les métaux traces limitent la croissance. À chaque nouvelle station, le protocole est reproduit. Cette répétition est importante pour les scientifiques, elle donne une idée de l’état de santé du phytoplancton en fonction de la géolocalisation. Pour estimer cette production primaire, les chercheurs déterminent le contenu en pigments (telle que la chlorophylle), indicateur de la biomasse de différents groupes phytoplanctoniques. Dans ce but, un litre d’eau de mer est filtré et sera ensuite analysé chimiquement à terre en chromatographie en phase liquide à haute performance (HPLC).
Thomas Ryan Keogh dispose ses échantillons d’eau dans les incubateurs © Laurent Godard
Autre technique, autre mesure, celle des sels nutritifs. Pour connaitre la concentration du nitrate, du phosphate et de l’acide silicique dans l’eau de mer, la spectrophotocolorimétrie est adéquate. Un enchaînement de procédures chimiques donne à la fin une colorisation de l’échantillon. En fonction de l’intensité de la couleur, il est possible de déterminer la concentration des sels nutritifs cités précédemment.
PORTRAIT
Audrey Guéneuguès : L’ingénieure à la curiosité insatiable
Quel est votre parcours scientifique ?
Après un Bac S en 2004, j’ai été admise à l’Institut national des sciences et techniques de la mer. J’ai ensuite travaillé dans différents laboratoires aux quatre coins de la France. Depuis 2010, je suis assistante ingénieure CNRS au Laboratoire d’océanographie microbienne. Je suis responsable de la salle blanche, une salle où tout l’air est filtré.
Quelle est votre plus grande fierté scientifique ?
Je suis très contente de travailler dans ce laboratoire et de participer aux recherches de Stéphane Blain sur le rôle du fer dans les environnements marins. Je suis fière aussi d’avoir participé à une mission aux îles Kerguelen pour étudier l’impact de la fonte des glaciers sur les environnements marins.
Quel est votre rôle à bord ?
Mon rôle est d’analyser les silicates (sels nutritifs) présents dans les échantillons d’eau de mer. Ces silicates sont importants car ils permettent de s’assurer que l’échantillonnage s’est bien déroulé et qu’il n’y aura pas de biais dans les analyses.
À quoi ressemble une journée type ?
Chaque jour est différent ! Mon rôle est de préparer les prélèvements et de recevoir les échantillons. Je dois aussi effectuer les analyses et les transmettre aux chercheurs. Durant les stations, les moments où le bateau s’arrête pour prendre des échantillons, on peut travailler de jour comme de nuit. On est rapidement décalé, et l’on doit chercher un moment pour manger et pour dormir.
Qu’est-ce qui vous plaît dans cette aventure ?
C’est ma septième fois à bord du Marion Dufresne, et j’aime toujours autant participer à ces missions. C’est une aventure extraordinaire : on passe deux mois avec 50 scientifiques et 50 marins. Ça change vraiment de la routine du laboratoire. Il y a aussi les baleines, les albatros et les paysages lorsqu’on passe près d’îles que presque personne ne connaît. Il y a de magnifiques nuits étoilées et des levers de soleil incroyables. Les tempêtes, c’est aussi très beau !
Que faites-vous pour vous évader à bord ?
Il y a une petite salle de sport, et dans la cale, on peut jouer au badminton. Ça aide à garder la forme. Et puis il y a de grandes parties de cartes avec les collègues.
Quels livres avez-vous emmené avec vous ?
La trilogie Vernon Subutex, de Virginie Despentes. Après, entre collègues, on s’échange toujours des livres.
JOURNAL DE BORD
9 février : La mission continue et s’intensifie à bord du Marion Dufresne. Aujourd’hui onzième déploiement des pompes in-situ. La veille les scientifiques habillés en cosmonautes ont préparé les filtres en gardant le rythme dans la peau : ouverture d’un porte- filtre, fixer le filtre, refermer le porte-filtre et recommencer 15 fois. Cette chorégraphie terminée, les filtres à particules et à eau de mer sont ensuite installés sur les pompes. 4h du matin, les yeux encore endormis, l’équipe technique remplace les batteries et programme les pompes. Les scientifiques ont besoin de 2H pour ensuite les déployer aux profondeurs désirées. Désormais plus une minute à perdre, le chronomètre est lancé !
Pour réconforter toute l’équipe, tournée de crêpes pour tout le monde. Corentin Clerc et Guillaume Barut se reconvertissent chefs pâtissiers, le plus dur est de ne faire aucun grumeau.
La pâte est prête, ne reste plus qu’à faire chauffer la poêle © Laurent Godard
12 février : Le vent souffle et la houle se déchaine à 5-6 m. Le navire tangue plus que d’habitude, les marins et scientifiques doivent s’accrocher pour ne pas heurter les parois, ou des collègues. Facile à dire mais pas facile à faire surtout quand les scientifiques anglais se serrent naturellement à gauche…
« Le plus compliqué dans ces moments, la douche, la règle d’or est « une main pour toi, une pour le bateau » mais est-il possible d’avoir une troisième main pour le gel douche ? Ne parlons pas de l’eau qui déborde et qui arrose toute la salle de bain, chute garantie. »
Catherine Jeandel, chercheuse CNRS, co-cheffe Swings.
Des anecdotes à la pelle que l’équipe prend le temps de raconter dans leurs lettres envoyées à leurs proches. Un manque qui se fait de plus en plus ressentir.
Le courrier est en cours de tamponnage, bientôt prêt à être envoyé © Laurent Godard
13 février : Entre fatigue, mauvaise météo, dégustation de crêpes et narration des souvenirs, les derniers jours ont été chargés. Ce soir c’est la fête, les anniversaires d’Ingrid Obernosterer et de Izzy Turnbull sont l’occasion de partager tous ensemble autour d’un bon verre et de grosses parties de rigolades, un concert orchestré par l’équipe. Joyeux anniversaire les filles !
Le Laboratoire d'océanographie microbienne (LOMIC) est une unité mixte de recherche de Sorbonne Université et du CNRS (UMR 7621).