Migrants et résidents en quête de liberté : une sociologie des frontières européennes

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Cultures・Sociétés

Migrants et résidents en quête de liberté : une sociologie des frontières européennes

migrant
© Gustave Deghilage, Flickr

En période de crise humanitaire, les migrations sont devenues (encore plus qu’avant) un enjeu politique majeur. Entre « délits de solidarité » et « Europe Forteresse », des conflits de valeurs émergent autour de ce qu’est légal et de ce qu’est légitime. La sociologue Annalisa Lendaro s’intéresse aux dispositifs de contrôle des frontières et met l’accent sur leur incompatibilité avec les droits et libertés fondamentales.

Par Anne-Claire Jolivet, de l’équipe Exploreur.

 

Annalisa Lendaro fait partie de celles dont le regard franc et direct vous force à la sincérité. Chercheuse au CNRS, cette sociologue s’emploie avec conviction à comprendre les conséquences sociales des politiques européennes d’immigration.

 

Une crise de l’accueil et non celle des migrants

En refusant l’idée d’une « crise des migrants », elle nous invite, aux côtés de Claire Rodier et Youri Lou Vertongen, à peser les mots dans l’ouvrage qu’ils ont co-dirigé, intitulé La crise de l’accueil (La Découverte, 2019). En effet, la manière dont les gouvernements européens et les médias présentent un phénomène comme celui des récentes vagues de demandeurs d’asile (par exemple en parlant d’« immigration clandestine », ou en mettant l’accent sur « les réseaux de passeurs » ou les « faux réfugiés ») sert de justification à l’application d’un cadre juridique de plus en plus restrictif.

De nos jours, avant d’être demandeurs d’asile et potentiels réfugiés, tout homme, femme ou même enfant affrontent de nombreux dangers avant de pouvoir entrer en Europe, et déposer une demande de protection. Il est pratiquement impossible d’obtenir un visa au préalable dans le pays d’origine. De ce fait, ces personnes risquent de se noyer en Méditerranée, de mourir de froid, ou d’être électrocutées par les barrières frontalières le long d’un voyage vers et à travers l’Europe. Mais surtout, une fois en Europe, elles peuvent se faire enfermer puis expulser avant de formaliser une demande de protection, car elles sont considérées avant tout en situation irrégulière.

Rechercher le fraudeur en tout demandeur d’asile

La suspicion envers le « réfugié fraudeur » ou le « faux mineur » traverse les institutions et s’incarne dans les pratiques de nombreux agents de l’État : les témoignages sont passés aux cribles par les agents de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides), dans le but de distinguer le « vrai » du « faux », et de mettre à l’épreuve les candidats à l’asile. La sociologue rappelle qu’il est impossible de distinguer nettement les migrants qui prennent la route ou la mer pour des raisons politiques, environnementales ou économiques : les contraintes et les motivations qui poussent au départ se mélangent tellement que les catégories de « demandeurs d’asile » et « migrant économique » sont de plus en plus poreuses.

Le cas des mineurs non accompagnés (MNA) est exemplaire d’une tendance à vouloir démasquer le « migrant économique », archétype de l’indésirable :

« Sur le terrain, la suspicion du parquet et des juges des enfants envers ces jeunes peut aller jusqu’à vérifier, par des examens osseux, l’âge d’un enfant dont les documents d’état civil ont pourtant été vérifiés et considéré authentiques par la Police aux frontières (PAF) : ni leur déclaration, ni les documents d’identité suffisent à leur faire confiance. Ce sont les os qui sont censés « dire vrai » au sujet de leur âge, alors que ces tests comportent une marge d’erreur significative de minimum 18 mois »,

souligne la chercheuse.

Le cœur des travaux d’Annalisa Lendaro est alors de comprendre le pouvoir discrétionnaire de l’État. En pratique : comment les institutions et les agents publics appliquent le droit et les dispositions en matière d’immigration, en les adaptant à des situations toujours particulières ? Comment peut-on s’écarter de la norme et des procédures, dans une relative impunité ? Analyser dans quelles circonstances on accède à des droits et à un statut légal, et inversement, quand est-ce qu’on en est exclu, c’est, pour la chercheuse, se donner les moyens de comprendre d’une part le fonctionnement et les conséquences de politiques migratoires restrictives, d’autre part, les raisons des abus et entorses au droit dont elles sont porteuses.

Quel est le quotidien d’une zone de contrôle frontalier ?

Les migrants sont concernés au premier chef, mais les résidents des zones-frontières sont également affectés : Lampedusa, Vintimille, la vallée de la Roya, Calais... Quels sont les effets des contrôles sur le quotidien de toutes les personnes sillonnant mais également habitant près de la frontière ? Lorsqu’ Emmanuel Macron avance dans son discours du 18 septembre 2019 que seul « les classes populaires les croisent et vivent avec [les migrants] », il ne fait que tenter de séduire une partie de l’électorat. Il met sous silence un pan entier de la vie quotidienne des territoires frontaliers. 

« Pour de nombreuses personnes, vivre dans une zone de contrôle frontalier telle Vintimille ou Breil sur Roya signifie devoir expliquer à ses enfants en les amenant à l’école une scène d’arrestation et le jour suivant, avoir envie de prendre un autre chemin pour s’épargner ce spectacle », précise la chercheuse.

Ou encore, parmi les résidents qui souhaitent aider les migrants en détresse qu’ils croisent sur la route, nombreux sont ceux qui se sentent menacés par la présence des forces de l’ordre et des barrages routiers. Ils savent que s’ils font monter des personnes en situation irrégulière dans leur véhicule, ne serait-ce pour les mettre à l’abri d'intempéries, ils risquent la garde à vue et une éventuelle accusation d’avoir favorisé l’entrée illégale sur le territoire français d’un étranger.

L’Agence nationale de la recherche (ANR) a décidé de financer pendant 3 ans le programme de recherche DisPow coordonnée par Annalisa Lendaro.

« Avec 11 collègues, nous allons travailler, entre autres, sur ce qu’on appelle le « délit de solidarité » : observer les audiences et s’entretenir avec les prévenus, interviewer leurs avocats et leurs soutiens, ces données vont contribuer à la compréhension de ce qui se joue autour de la lutte pour la reconnaissance d’un « droit à la solidarité ».

Portrait_Annalisa_lendaro
Annalisa Lendaro est chercheuse CNRS,
au Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (CERTOP - CNRS, Université Toulouse - Jean Jaurès, Université Toulouse III - Paul Sabatier) © Droits réservés

Cette chercheuse d’origine italienne, provenant de la zone frontalière avec la Slovénie et l’Autriche, se dit être une immigrée privilégiée. A la question « êtes-vous militante ? », Annalisa répond assumer son implication à la fois scientifique et personnelle pour dénoncer et agir contre des formes d’injustice et d’inégalité sociale face au droit. Fin 2021, des restitutions des résultats des enquêtes seront organisées auprès des différents groupes d’acteurs aux prises avec les questions d’immigration et d’asile.