Sports à haut niveau de discriminations sexistes

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Cultures・Sociétés

Sports à haut niveau de discriminations sexistes

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Le baby-foot mixte lancé par l’ancienne internationale française Nicole Abar qui en 2002 avait fait condamner le club du Plessis-Robinson pour discrimination © Alexia Anglade

L’accès à la pratique de tous les sports, la place des femmes dans le sport de haut niveau, l’accès aux fonctions de direction et d’encadrement, le manque de visibilité dans les médias, les violences sexistes et sexuelles … la liste des discriminations liées au genre est longue dans l’univers du sport. Regards croisés de chercheuses en sociologie et en sciences de l’éducation pour comprendre ce phénomène persistant.

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SPORT : nos limites

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Par Emmanuelle Durand-Rodriguez, journaliste.

66 millions de dollars. C’est le montant qu’ont réclamé les joueuses de l’équipe américaine de football, championnes du monde en 2019, au titre des arriérés de salaires dont elles s’estiment victimes… 66 millions de dollars qu’elles n’ont pas obtenu du juge en charge de l’affaire en mai dernier et qui étaient destinés à compenser une "discrimination de genre institutionnalisée" qu’elles continuent à dénoncer.

En lançant la procédure en 2019, les joueuses américaines estimaient être victimes d’une discrimination plus large, au-delà de la rémunération et qui concerne aussi « le lieu et la fréquence de leurs matchs, la manière dont elles s'entraînent, les traitements médicaux et l'encadrement qu'elles reçoivent » rapportait alors un article du New York Times. Déboutée le 2 mai dernier sur la question du salaire et des primes, l’équipe championne du monde poursuit sa bataille contre la Fédération américaine de football (soccer). Quelques heures après la décision du juge de Los Angeles, la championne Megan Rapinoe a tweeté : « We will never stop fighting for EQUALITY » (« Nous ne cesserons jamais de nous battre pour l'ÉGALITÉ »).

Sport et management du sport : où sont les femmes ?

La plainte des joueuses américaines illustre un phénomène d’ampleur. Les femmes ont été historiquement exclues du sport. Dans la Grèce Antique les femmes n’avaient pas accès au sport, même en tant que spectatrice et Kathy Switzer, la première coureuse de marathon, n’a pu courir le marathon de Boston qu’en 1967.

La sociologue Christine Mennesson, autrice du livre « Être une femme dans le monde des hommes. Socialisation sportive et construction du genre » estime « que malgré des changements intervenus depuis le début des années 2000, on constate toujours globalement une division sexuée des pratiques sportives qui structure l’ensemble du monde sportif ». L’enseignante-chercheuse de l’Institut d’études politique de Toulouse a analysé les effets de l’entrée des femmes dans des disciplines sportives traditionnellement réservés aux hommes comme le football, la boxe ou l’haltérophilie. Elle note « une légère augmentation du nombre de licenciées en football par exemple mais aussi que les rapports de pouvoir, eux, n’ont pas changé. Le monde sportif continue à être organisé autour de perceptions basées sur des stéréotypes de genre ».

Le genre, quel genre ?

Les stéréotypes de genre sont des idées préconçues qui assignent arbitrairement aux femmes et aux hommes des rôles déterminés par leur sexe biologique. Or, la sociologie a permis depuis les années 70 de comprendre que les différences et les systèmes de hiérarchie entre les sexes ne sont pas fondés sur les seules caractéristiques biologiques mais aussi sur des processus de construction sociale, des rapports de pouvoir et des normes sociales de genre. Avec la grille de lecture du genre (porté successivement par de nombreuses chercheuses comme Christine Delphy, Judith Butler, Anne Fausto-Sterling ou Christine Détrez), ce qui pourrait paraître comme « naturel » - faire de la danse parce que l’on est une petite fille et parce qu’être une fille est associée à la douceur et à la grâce-  apparaît en fait comme « construit » culturellement -inscrire sa fille à la danse parce que l’on veut « façonner un corps conforme aux normes féminines » comme l’a montré Christine Mennesson. Le monde du sport, dans lequel la relation au corps est centrale, est particulièrement imprégné de stéréotypes de genre.

Des chiffres têtus

Année après année, les inégalités de genre dans le sport persistent. L’Institut EgaliGone compile les chiffres permettant d’appréhender le phénomène. Il en ressort une longue liste de constats : des pratiques sportives fortement genrées (7% de garçons licenciés en danse, 93% de filles) ; une surreprésentation des hommes (64,3%) dans le sport de haut niveau ; une surreprésentation des hommes (83%) dans les programmes sportifs des médias ; une proportion femmes-hommes au sein des instances dirigeantes des fédérations sportives toujours très largement en défaveur des femmes (12,2% à la présidence de ligues et comités régionaux du mouvement sportif), et des carrières à haut niveau sensiblement inégales.

Un sexisme de compétition

Dans le sport de haut niveau, comme l’avait montré dès 2011 un rapport d’information du Sénat, les femmes sont confrontées à un faisceau large de difficultés et d'inégalités : moindres rémunérations, moindre visibilité médiatique, reconversions plus difficiles, faibles débouchés et fortes inégalités en matière de retraites. La sociologue Lucie Forté, enseignante-chercheuse à l’ Université Toulouse III – Paul Sabatier, confirme ce constat en particulier lorsqu’elles choisissent des disciplines « traditionnellement considérées comme « masculines » parce que mobilisant la force ou considérées comme risquées ». Dans son livre paru en mars 2020 et intitulé « Devenir athlète de haut niveau », elle indique : « En transgressant les représentations dominantes de la féminité, les athlètes qui pratiquent des disciplines telles que le saut à la perche ou les lancers s’exposent à un principe de hiérarchisation qui conduit fréquemment à une disqualification de leurs performances, la référence au masculin étant systématiquement érigée comme une norme supérieure ». Plus largement, Lucie Forté note que « deux processus antagonistes régissent le principe de gouvernement des corps des athlètes féminines ».

En effet, certaines championnes s’exposent à des procès de virilisation (comme en 2009 pour la sud-africaine Caster Semenya, spécialiste du 800 m dont les épaules étaient jugées « trop larges », la poitrine « trop plate » et la technique de course « trop en puissance »), tandis que d’autres sont assignées à jouer le rôle de la femme bel objet et objet de séduction, avec des commentaires et des images médiatiques qui portent plus sur leur attractivité sexuelle que sur leurs performances sportives.

La question spécifique de l’homophobie

Les discriminations liées au genre ne concernent pas que le fait d’être une femme. Comme le note Lucie Forté, « les formes de socialisation sportives conduisent souvent à dénigrer les femmes et les homosexuels, hommes et femmes. » Christian Bordeleau, nageur artistique, s’est heurté à l’homophobie. Dénonçant la tendance des fédérations sportives à catégoriser les hommes du côté de la performance et les femmes du côté de l'artistique, il a inauguré la discipline il y a 22 ans lors des Gay Games d'Amsterdam et fait figure de pionnier dans la natation artistique masculine. La sociologue du sport Mélie Fraysse, chercheuse associée au CRESCO (Centre de recherche en sciences sociales, sport et corps) à Toulouse estime que les hommes souffrent davantage que les femmes d’homophobie dans le sport. Autrice d’une thèse sur « La fabrication des modèles de genre dans les magazines sportifs », elle explique pourquoi : « Les garçons qui pourraient avoir envie de pratiquer des activités traditionnellement définies comme féminines (natation synchronisée, gymnastique rythmique) sont encore très stigmatisés. Par ailleurs peu d’hommes revendiquent ou affichent leur homosexualité. C’est un vrai tabou. Comme si l’enjeu pour eux était de pouvoir continuer à apparaître comme des hommes, au niveau de leur apparence et de leur performance. »

Ce qui se joue dans la prime enfance

Aujourd’hui les sociologues considèrent que les différences de performances entre les filles et les garçons pendant l’enfance renvoient avant tout à leur socialisation différenciée dans le monde sportif. Christine Mennesson dont les travaux de recherche portent aujourd’hui sur la question des socialisations enfantines précise : « La socialisation des enfants est toujours fortement genrée pour ce qui concerne le choix des pratiques sportives. La famille, et notamment la prime éducation, joue un rôle central dans ce processus comme en attestent les usages sociaux des jouets ou la construction du rapport au corps. Or la majorité des parents ne souhaitent pas que leurs enfants s’engagent dans des pratiques a priori destinées au sexe opposé, par crainte d’une modification de l’hexis corporelle impliquant des confusions potentielles au sujet du sexe des enfants. Cette position est affirmée avec davantage de force pour les garçons que pour les filles. »

En dehors de l’influence familiale, d’autres instances jouent un rôle de socialisation : les médias, les pairs et bien sûr l’école qui malgré les prises de conscience continue souvent de véhiculer une approche différentielle des apprentissages, en particulier en cours d’éducation physique et sportive (EPS).

L’école reproduit les stéréotypes

La chercheuse en sciences de l’éducation Ingrid Verscheure travaille sur la question de l’égalité́ des chances et des inégalités de réussite entre filles et garçons à l’école et plus particulièrement dans les cours d’EPS, et ce dès l’école maternelle. Enseignante-chercheuse à l’Université Toulouse II - Jean Jaurès, ses recherches portent sur les problématiques croisant genre et didactique. Depuis 2015 elle mène dans une école de la périphérie de Toulouse une recherche collaborative longitudinale EÇACHANGE (pour « Ecole primaire - Cycles des Apprentissages– conduite du CHANgement- positionnement de Genre ») et observe « in situ les pratiques des enseignantes mais aussi les apprentissages selon le sexe des élèves », signalant au passage qu'au début de son projet « il y avait des hommes parmi les enseignants volontaires, maintenant il n’y en a plus ». Ingrid Verscheure constate qu’« alors même que depuis les années 2000, la problématique de fabrication des inégalités scolaires fait l’objet d’un intérêt à la fois institutionnel et scientifique, l’école continue à participer à la construction, voire à la reproduction, des inégalités entre les sexes. Le plus souvent, cela se produit à l’insu des enseignants et des enseignantes qui pensent en toute bonne foi développer un traitement égalitaire des filles et des garçons mais qui sont eux-mêmes sous l’emprise du genre, selon l’expression de la chercheuse en psychologie et sciences de l’éducation Cendrine Marro. Pour comprendre les manières dont se co-construisent les acquisitions différentielles des élèves, précise Ingrid Verscheure, j’analyse l’évolution des interactions entre professeurs et élèves autour des savoirs en jeu, et je construis avec elles/eux des outils didactiques qui visent à s’émanciper des normes sociales de genre, et ce dès le plus jeune âge.»

Une façon de prendre le problème à la racine, de permettre à la nouvelle génération de grandir sans le poids des stéréotypes, de réussir dans les disciplines sportives de son choix et de participer pleinement aux instances de direction.

 

Références bibliographiques

  • Lucie Forté, « Devenir athlète de haut niveau. Une approche sociologique de la formation et du développement de l’excellence sportive », L’Harmattan, 2020
  • Christine Mennesson, « Être une femme dans le monde des hommes. Socialisation sportive et construction du genre », L'Harmattan, 2005
  • Ingrid Verscheure et Isabelle Collet, « Genre : Didactique(s) et pratiques d’enseignement. Etat des recherches francophones », Peter Lang, 2020, à paraître 

 

Ingrid Verscheure effectue ses recherches au sein de l'unité Mixte de recherche « Education, Formation, Travail, Savoirs » (EFTS - Université Toulouse Jean Jaurès, École nationale supérieure de formation de l’enseignement agricole)

Lucie Forté et Mélie Fraysse travaillent au Centre de recherche en sciences sociales, sport et corps (CRESCO - Faculté des sciences du sport et du mouvement humain de l'Université Toulouse III - Paul Sabatier)

Christine Mennesson est sociologue au Laboratoire des sciences sociales du politique (LASP) de Sciences Po Toulouse.